Fétichisme culinaire : La triste mode du mukbang 

S´empiffrer de nourriture devant une webcam et se faire payer pour. Le comble! Construite en Corée du Sud, l´étrange  tendance du mukbang commence à se frayer un chemin dans la blogosphère marocaine. Détails.

Une fois encore la toile plante le décor d´un comportement aussi tordu que lucratif. Apparus à Séoul il y a une dizaine d´années, les mukbangs entrent dans la catégorie des publications ASMR ( Autonomus Sensory Meridian Response). La terminologie désigne, ici, des films de quelques secondes supposés provoquer des sensations excitantes chez ceux qui les regardent. Dans la liste non exhaustive de ces contenus digitaux on retrouve: les vidéos de personnes faisant le ménage en pyjama (précurseur du routini yowmi chez nous), les manipulateurs d´objets contondants ou en latex et les tripoteurs de cire chaude.

Rémunérés jusqu´à 10.000 dollars/mois, les mukbangs ont trouvé leur place dans ce classement par un déroulé des plus basiques: Dévorer d´énormes portions en mastiquant près d´un micro amplificateur. Entre deux bouchées, les protagonistes doivent s’adresser au public en chuchotant et donner l´impression d´une intimité partagée. Trois raisons expliquaient ces publications à l´époque. Un célibat rampant au sein de la population sud-coréenne, les Mukbangs permettaient de ne plus se sentir seul à l´heure des repas. Un besoin inconscient de se dissocier de la précarité. Enfin, la possibilité de manger par procuration dans une société obsédée par la minceur.

Des années plus tard, la lecture du phénomène a changé et semble moins indulgente. « Nous traversons l´ère de la vacuité. Les gens essaient de donner un sens à leur quotidien en générant du buzz. Je me surexpose donc j´existe, je surconsomme donc je suis. Cela crée l´illusion de ne pas être en reste mais dans le fond la seule chose que nous consommons (et consumons !) c´est nous-mêmes» explique le sociologue Mostapha Aboumalek.

A l´instar d´autres web tendances, les ASMR-Mukbangs se sont étendus au reste de la planète, laissant même entrevoir des spécialisations. Au Maroc où des dizaines de mukbangers ont pointé du nez sur les réseaux sociaux, les internautes découvrent la chose et développent eux aussi des préférences.

Corée/ Maroc aller simple

Le mode opératoire est similaire : Des mimiques à la pelle (de la part des femmes surtout), des phrases prononcées à voix très basse, un mâchage abondant pour un rendu visuel des plus curieux. Les codes du Mukbang sont repris à la miette près et se voient additionnés d´un chouia de séduction.

Psychologue clinicienne, Chaïnaz Mokhtari voit là une forme de régression au stade oral mais pas que. « Il y a le fait de se nourrir pour remplir un vide, se sentir moins dépourvu de quelque chose et au-delà il y a le caractère sexuel camouflé de ces vidéos. La manière de manipuler les aliments, les sons, la forme des produits ingurgités parfois et cette retenue qui tombe relèvent de l'orgie ne nous y méprenons pas... » décrypte la spécialiste.

A cela s´ajoute l´appât évident du gain. Les vidéos postées tournent généralement autour de marques sponsors, dont les logos bien visibles sont sans équivoque. Le nombre d´abonnés sur youtube permet également de se faire rémunérer. Qamar_asmr, asmr_maghribi, moroccan asmr, asmr_noor, asmrarabi (...) les profils ne manquent pas avec des vidéos vues parfois plus de 80.000 fois. Contactées pour apporter leurs avis, les mukbangueuses made in Morocco ont préféré esquiver nos questions. « Ce type de vidéos n´est normal ni pour celles qui les réalisent, ni pour ceux qui prennent plaisir à les regarder et c´est encore moins assumé par eux !» reprend la psychothérapeute. Chez les influenceuses, on s´interroge également sur ces pratiques très éloignées du blogging classique axé, lui, sur le lifestyle.

« C´est dommage de rabaisser la nourriture à ce genre de challenges et c´est surtout dangereux de normaliser ces images aux yeux des plus jeunes » déclare Ghita Jerry, titulaire des comptes Jerrypeps et Babyclubmaroc sur Instagram. Pourtant très libérale, la jeune femme réfute cette mode absurde qui attire des prospects en quête d´argent facile, de célébrité et probablement d´émotions fortes...