Guerres de mémoire. 60 ans après Evian
La politisation des mémoires

Radio Notre Dame, fondée en 1981, organisait ce jeudi 10 février un débat passionnant sur la place de l’histoire orale dans l’imbroglio de la politique mémorielle autour de la guerre d’Algérie. Un imbroglio symbolisé par des archives difficilement accessibles, car propriétés publiques et étatiques, nécessitant une procédure de déclassification.

Comme le disait le sociologue Luc Boltanski, tout est une question d’enquête sur les enjeux de pouvoir, de légitimité à définir le réel et in fine, d’imposer sa vision du monde, sa réalité. C’est sans équivoque du côté de la rive sud, en Algérie : la guerre est juste, parce que décoloniale. Circulez, il n’y a rien à voir. 60 ans après, la légitimité du régime militaire algérien dépend de l’imposition sur les masses de « cette réalité » qui ne peut souffrir d’aucune contestation : c’est le propre d’un régime politique autoritaire. Ce régime militaire réprime alors avec force toute vision alternative, notamment d’un soutien de voisinage dans la rive sud, celui du souverain du Maroc ou des héritiers du combat dans le Rif d’Abdelkrim El Khattabi.

Voir le dernier article de l’observateur du Maroc et d’Afrique : pourquoi le régime algérien à peur de l’archive de Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi (lien)

Pour démonter une telle version, c’est bien à l’histoire orale de la quatrième école des annales, du mouvement épistémique autour de Bernard Lepetit, celui de l’histoire expérientielle, auquel se réfèrent, en creux, nos deux auteurs interviewés, l’historienne française Malika Rahal et le politiste franco-belge, Sébastien Boussois.

Il s’agit donc d’évoquer les mémoires et « réalités multiples »(Alfred Schutz) et fragmentées : kabyles, harkis, militaires français, français supplétifs mobilisés, combattants et combattantes nationalistes pour la libération, pieds noirs et juifs algériens.

Le poids du féminisme dans cette libération est abordé, comme en Europe pour les deux guerres mondiales, dans la mémoire traumatique du retour forcé à l’intimité des foyers domestiques. L’ordre moral de la division sexuelle des tâches (d’aucun dirontsexiste), entre le domestique et le monde public, brouille la question anthropologique essentielle de ce qui relève de la nature et de la culture.

Interroger également le poids du temps et les ressorts du secret de famille, du secret de génération, du secret d’une défaite et d’une humiliation subjectivement intégrées. Ces pesanteurstraumatiques sont une conséquence de la douleur à transmettre, surtout en France, où pour la génération de la guerre, mieux valaitespérer dans une République universaliste, jugée capable d’offrir un horizon pacifié aux enfants de la guerre civile.

C’est bien tout le problème de la politisation des mémoires qui joue de cette fragmentation et se rejoue dans la sémantique et l’impérieuse nécessité de son étude par la sémiologie : en appeler à la commémoration pour transmettre, en appeler à la repentance, en appeler au devoir de mémoire ... autant d’appels à lier le passé, le présent , le futur, dont chacun trouvera son motif pour un engagement émotionnel de l’ordre de l’épopée, c’est à dire d’une histoire du temps présent plus souvent épique que pacifique, diraitle psychologue franco-tunisien Fethi Benslama

Débat animé par Laurent Lémire - Émission décryptage – Radio Notre Dame - Lien.

Julien Tardif, sociologue.