Sorcellerie. Le business de « Tab3a » 
De nombreux marocains superstitieux se croient victimes de tab3a

Ils sont nombreux à y croire, affirmant subir ses graves conséquences… « Tab3a » ou la force foudroyante du mauvais œil est la plus grande hantise des marocains superstitieux. Mais elle constitue également un business juteux pour les charlatans. 

« Ma sœur était une très belle fille. Depuis son adolescence, elle attirait les regards et faisait tourner les têtes. A l’école, elle était très appréciée de ses professeurs. Studieuse, polie et très calme en classe, elle était citée en exemple par tous. Malgré toutes ses qualités et son sérieux, Amal était tout le temps confrontée à de graves problèmes. Elle avait une vie très dure et son chemin était en permanence semé d’embûches. Alors que tout devait lui réussir, rien ne marchait pour elle ! » raconte, avec amertume Zineb. MI, jeune employée à Casablanca.

« Un jour, Amal a subitement interrompu ses études en gestion d’entreprises alors que sa carrière s’annonçait très prometteuse. Les prétendants qui lui tournaient autour en vue de l’épouser, finissaient tous par disparaître sans causes apparentes. Avec le temps, elle a perdu sa joie de vivre. Elle est devenue acerbe, fanée et préférait rester seule. Dans notre entourage, tout le monde disait que sa beauté et son intelligence avaient causé son malheur et lui avaient attiré le mauvais œil. Avec le recul, je crois qu’ils avaient raison. Cela ne pouvait qu’être vrai au regard de son état actuel » ajoute la jeune femme, la mort dans l’âme. Un récit triste qui décrit la descente aux enfers de sa sœur à cause de « Tab3a ».

Poisse tenace

Tout comme Zineb, Younes. S croit fermement que la persistance de ses problèmes est le fruit de cette tab3a qui le suivait depuis son enfance. « J’étais un enfant trop mignon et ma mère me racontait toujours comment j’étais régulièrement victime de graves accidents suite à nos visites familiales, aux réunions de famille et autres fêtes. D’après elle, j’attirais toujours le mauvais œil. Une fois j’ai failli mourir percuté par une voiture devant notre maison. Une autre fois, je suis tombé de la terrasse de mon oncle sur la tête. Je me suis retrouvé dans le coma pendant plusieurs jours sans parler. Front ouvert, visage en sang, jambe cassée (...) Younes ne compte plus les malheureux incidents dont il a été victime. Ce chauffeur de taxi casablancais de 32 ans, affirme qu’il a à plusieurs reprises raté sa vocation à cause de Tab3a.

Poisse, malheurs, échecs... tab3a est pointée du doigt


« J’ai toujours aimé la musique, j’ai fait des études en la matière mais ça n’a jamais marché malgré mon talent. J’étais également bon à l’école, mais un jour j’ai décidé de tout arrêter sans raison, au grand désespoir de mes parents », ajoute-t-il amer. Mais le pire « échec » du jeune homme reste ce contrat de travail en Italie que lui avait trouvé sa tante et qui a fini par lui échapper faute de passeport valable. « Sans parler de mes relations amoureuses qui devaient aboutir au mariage et qui ont hélas pris fin à la dernière minute » raconte le chauffeur de taxi. Pour lui, il est certain que tout cela est la conséquence directe de cette tab3a tenace. Sa part de responsabilité dans cette histoire ? « Je vous assure que je n’y ai pour rien ! Je fais de mon mieux, je m’acharne et j’essaie de réussir ce que j’entreprends mais c’est toujours plus fort que moi. Parfois même cela en devient hallucinant. Autour de moi, tout le monde a compris que je suis « metbou3 » » se résigne-t-il.



Business juteux

Amal, Younes, hommes ou femmes, les noms et les personnes diffèrent mais cette croyance d’être victime du mauvais œil est très répandue parmi les Marocains. Un tour sur les réseaux sociaux, spécialement sur Youtube suffit pour s’en rendre compte. Des chaines aux milliers voire aux millions d’abonnés proposent allègrement des remèdes aux victimes de tab3a pour se soigner, échapper à son emprise voire s’en prémunir. Si les Raquis, eux, conseillent des versets coraniques et autres eau bénite pour s’en protéger, d’autres « prescripteurs » avancent des solutions s’apparentant ni plus ni moins à du charlatanisme : Des recettes magiques à base de plantes et autres potions, des comportements à adopter, des prélèvements de cheveux, d’ongles sur le corps de la victime... autant de méthodes « garanties » que les animateurs de ces chaînes assurent avoir expérimentées.

tab3a, un business juteux pour les "commerçants" de la superstition


« Avec cette technique que beaucoup de personnes ont expérimentée, je vous assure que vous allez vous débarrasser de la tab3a et de son influence néfaste sur votre vie et votre travail » assure Oum Yassine sur sa chaine Youtube en promettant un changement à 180°. Si la femme propose des solutions, d’autres animateurs, eux, font des diagnostics et indiquent les moyens de détecter sa tab3a en redoublant d’ingéniosité. « 8 signes indiquant que vous êtes une victime de tab3a », « 5 symptômes dévoilant que vous êtes « metbou3 » » ... autant de titres aguicheurs sur Youtube, Instagram et même Facebook pour attirer l’audience et augmenter le nombre de vus. Un coup d’œil sur le compteur de ces pages, nous apprend que leur public est très large. Si les uns comptent des milliers de vus, d’autres atteignent des millions avec des commentaires de remerciements et des témoignages affirmant l’efficacité des recettes proposées.

Sacrée « Oum Sebiane »

Erigée en véritable « science », le traitement de tab3a ou « Oum Sebiane » (La mère des enfants) dépasse parfois les simples conseils prodigués sur les réseaux sociaux. Certains « prescripteurs », raquis ou détenteur de « potions » indiquent même leurs numéros de téléphone pour des consultations personnalisées... payantes évidemment ! Une manière de tirer profit de leur « savoir » qui est déjà rentabilisé par le grand nombre de vus sur Youtube. Certains, en prodiguant leurs conseils anti-tab3a, affichent fièrement, en arrière-plan, tels le raqui Mourad Boudhoum, leurs trophées Youtube argent, preuve d’une audience importante.

« Khalti Chirifia L3chaba », elle, mène un commerce particulier à base de « concoctions de plantes et d’herbes médicinales » anti-mauvais sorts et esprits malins. Une potion magique à appliquer sur le corps et un « bakhour » (encens) à 150 Dhs les 125g chacun. Contactée par téléphone, elle nous a rassurés sur l’efficacité de son remède, livré à domicile via Amana depuis Agadir « après payement par virement bancaire bien sûr ! ». Un business rentable et une aubaine pour ces « savants » autoproclamés, surtout lorsqu’on ignore la vraie composition de ce pseudo-remède et son véritable coût.

La puissance de la superstition

Mais comment des gens peuvent-ils croire à la maléfique Tab3a et par extension aux solutions proposées par ses « commerçants » ? « Toute croyance superstitieuse est une production culturelle des hommes. Elle ne répond que très indirectement au principe de réalité » affirme Mehdi Boussaid, chercheur en sociologie. Ce dernier nous explique qu’il arrive parfois que cette croyance « marche » à partir de facteurs qui n’en constituent pas l’origine mais qui sont utilisés pour la justifier. « Certains phénomènes biologiques et psychologiques surviennent en donnant l’illusion, à ces personnes, que les faits superstitieux sont bien réels. Une logique d’explication du réel qui se suffit à elle-même et qui ne prend pas en compte les modèles scientifiques et le principe de réfutabilité » ajoute-t-il.

La puissance des croyances superstitieuses


Selon ce dernier, la superstition est aussi une production sociale qui transcende la problématique individuelle de contrôle de l’environnement et de sa propre destinée. « Rejeter sur les autres, sur les sortilèges ou autres esprits malveillants, la cause de ses échecs et de ses malheurs a quelque chose de réconfortant. On n’est nullement responsable de ce qui nous arrive, on est une simple victime », c’est ce que signifie réellement le concept de tab3a et la dynamique qu’elle génère autour» analyse le chercheur. Une croyance qui continue de rassurer les esprits tourmentés tout en générant du gain pour les « professionnels » de tab3a.



Entretien

Dr Mostafa Massid

Psychologue clinicien

« On croit à tab3a pour se rassurer »



Dr Mostafa Massid


L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Comment expliquer la force de cette superstition et son ancrage dans les esprits ?

Dr Mostafa Massid : Il s’agit en effet d’une superstition qui touche un grand nombre d’individus, pas seulement chez nous mais partout à travers le monde. Face à l’adversité d’une vie que l’on perçoit parfois comme chaotique ou menaçante, on éprouve le besoin de s’appuyer, plus ou moins intensément, sur des objets, des habitudes ou des rituels permettant d’affronter le quotidien et de s’en protéger. C’est ce qui se cache derrière toute croyance type y compris tab3a. Présentes dans toutes les cultures sous une forme ou une autre, les superstitions, presque indifférentes au temps, à l'espace et aux progrès de la science, sont liées à la nature humaine. La superstition est une caractéristique humaine qui rentre dans le registre des réactions de défenses inconscientes. Elle correspond à la croyance irrationnelle en un lien de causalité entre une action ou un événement et des « conséquences » heureuses ou malheureuses : Le fait de croiser un chat noir provoque des malheurs, croiser les doigts ou toucher du bois favorise la chance, être touché par le mauvais œil cause la poisse, etc.

Cette croyance devient de plus en plus répandue. La crise sanitaire et économique y serait-elle pour quelque chose ?

Comme on l’a vu, la superstition est une réaction inconsciente de défense qui sert à rassurer, à protéger l’individu contre une éventuelle menace. La crise sanitaire et économique constitue une menace réelle de ce fait cette situation traumatisante conduit un bon nombre de personnes à des comportements par lesquels ils s’orientent vers des croyances et des pratiques souvent irraisonnées. Ceci dit, la superstition n’est pas toujours négative. Il s’agit tout simplement de certaines croyances qui peuplent l’esprit. Toutefois, elle peut devenir un réel problème si elle atteint un certain niveau ; Quand elle accentue le niveau d’anxiété, fait baisser la confiance en soi et crée une dépendance à des pratiques et objets peu fiables.

N’est-ce pas un manque de maturité que de rejeter ses malheurs et ses échecs sur les autres ou sur le mauvais œil ? N’est-on pas en train de se déresponsabiliser ?

Manque de maturité peut-être, mais dépendre d’un objet ou d’un comportement à ce point est une faiblesse qui compromet notre capacité à réussir les choses par nous-mêmes. C’est une façon inconsciente de nous dévaloriser et de rejeter la faute sur quelque chose ou quelqu’un qui, en réalité, n’y est pour rien.

Y a-t-il moyen de prémunir les plus jeunes contre ce genre de croyances ?

Le moyen le plus sûr est l’éducation. Une éducation positive, exempte de croyances limitantes, qui aide à développer la confiance en soi et le sens des responsabilités.