« Il faut que je vous refasse le visage ! »
Subir des opérations esthétiques pour rester dans la "course" !

Comment on a essayé de me convertir à la chirurgie esthétique alors que je préparais un article sur ce sujet. Une histoire vraie.



« Il faut que je vous refasse le visage ! », c’est avec ces mots « stupéfiants » qu’un chirurgien esthétique m’a accueillie la semaine dernière dans son cabinet casablancais. Partie le voir pour les besoins d’un article sur les risques mortels du lifting brésilien (voir article sur l’Observateur.info), il n’a fallu à ce spécialiste de la beauté que quelques minutes pour détecter « mes défauts ». Alors que je l’interrogeais sur le lifting brésilien (augmentation du volume des fesses), lui était déjà parti dans ma « refonte faciale et corporelle ».

« Ecoutez, vous avez un beau regard mais le spectacle est gâché par les rides de votre front. Votre sourire est charmant mais avec ces sillons creusés, le rendu final est gâché. Du botox au front pour effacer les rides, du filer ou de la graisse pour combler les sillons nasogéniens, une injection modérée d’acide hyaluronique à la lèvre supérieure et vous voilà plus jeune de dix ans », diagnostique le chirurgien, avec un détachement déconcertant. Il semblait oublier qu’il était en face d’une femme et que ce genre de « pronostic esthétique » pourrait être blessant pour la quarantenaire vieillissant que je suis.

Tu es grosse !

M’armant de toute la confiance en soi dont je dispose, je lui réponds que je ne suis nullement gênée par la trace du temps sur mon visage. « Tout au contraire, ça veut dire que je suis bien vivante, que mes émotions sincères se sont dessinées sur ce visage qui vous dérange tant par son « imperfection » docteur !», lui répondis-je ironiquement, tout en faisant la philosophe. Mais le spécialiste, n’en démordait pas pour autant. Il enfonce le clou en s’attaquant à mes rondeurs. Mais nom de Dieu, il ne recule devant rien ! « Je vois que vous avez des rondeurs. Une lipo-sculpture rendra votre corps plus harmonieux et plus séduisant », matraque-t-il en évitant, avec une certaine délicatesse tout de même, de me dire tout simplement que je suis grosse et que ma graisse dérange le perfectionniste qu’il est devenu à force de remodeler le monde... Je veux dire les corps.

Intriguée par son attitude, je lui demande : « Docteur, pourquoi ce désir ardent de façonner tout le monde à la même image ? On n’a plus le droit à la différence ? ». Et sa réponse fut aussi surprenante que son attitude. « Nous vivons actuellement dans un monde très compétitif que ça soit sur le plan personnel, relationnel, social ou professionnel. Mettre toutes les chances de son côté est un devoir lorsqu’on a les moyens. Une femme aisée, une femme cadre ou active a le devoir d’être belle, de rester jeune, d’avoir un beau corps. La chirurgie esthétique est justement là pour répondre à ce besoin », argumente le chirurgien.

Des fesses qui vous changent la vie

Et les compétences dans tout ça ? « Les compétences viennent en second plan. J’ai recruté mon assistance alors qu’elle n’était pas la meilleure candidate sur le plan compétences. Je l’ai choisie car elle était belle, blonde et mince. Les autres étaient soient grosses, moches ou à l’apparence mal-soignée », ajoute-t-il, à l’aise. Il m’affirme par la suite que la vie de ses clientes a complètement changé après leurs différentes opérations. « L’une a été aussitôt promue à un poste de responsabilité, une autre s’est mariée un mois après un lifting brésilien... Les exemples sont nombreux mais il est certain que l’apparence prime et fait la différence », me jette-t-il à la figure.

Simple marketing, manipulation étudiée ou une réalité choquante ? En tout cas, ce jeune spécialiste, qui a d’ailleurs refusé d’être cité au bout de deux heures d’entretien, m’a laissée perplexe avec des questions existentielles plein la tête. Pour ma génération, on rêvait de s’injecter du savoir au cerveau, d’augmenter le volume de ses connaissances, de remodeler son esprit... Aujourd’hui les injections, l’augmentation et le remodelage se passent ailleurs en bousculant tout un système de valeurs et de mérite.

Entretien

Dr Hassan Baha, spécialiste en sociologie de la communication et des médias

« Les réseaux sociaux déforment l’image de soi »

Dr Hassan Baha, spécialiste en sociologie de la communication et des médias


Propos recueillis par Hayat Kamal Idrissi

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Quelle part de responsabilité des réseaux sociaux dans la déformation de l’image de soi ?

Dr Hassan Baha : Aujourd’hui, les personnes accros aux réseaux sociaux déforment tout ce qui a rapport au naturel, que ce soit à travers des logiciels de retouche photo, des filtres ou des chirurgies esthétiques. Elles aspirent à des normes et des standards de beauté qui sont véhiculés via la publicité, les magazines et les réseaux sociaux.

Sur ces derniers, nous remarquons que les internautes subissent, consciemment ou inconsciemment, une pression les incitant à se conformer à des images véhiculant une apparence corporelle idéale. L’image projetée sur les réseaux sociaux est celle qu’ils veulent donner de soi. Ces personnes développent une représentation idéalisée d’eux même. Car les normes de comportement socialement acceptées, dans un processus de socialisation primaire et secondaire, déterminent le contenu des messages visuels sur les réseaux sociaux.

L’intériorisation de l'idéal de beauté sociétal et la tendance à la comparaison d'apparence de manière générale jouent un rôle important dans la formation de l'image corporelle. Elles sont des facteurs déterminants de la relation entre l'utilisation des réseaux sociaux et les variables liées à l'apparence.

Peut-on dire que les réseaux sociaux standardisent les critères de beauté et encouragent le recours à la chirurgie esthétique ?

Avant de parler du critère de beauté, j’aimerais bien souligner celui de la notoriété. Sur les réseaux sociaux, certaines personnes (ou célébrités) détiennent un capital de beauté supérieur à travers le nombre d’abonné(e)s, des likes, des commentaires et des partages. Ce critère de la notoriété met en avant les critères du beau pour imposer des normes de beauté bien précises.

Les réseaux sociaux ont causé une insatisfaction corporelle chez les jeunes femmes et les jeunes hommes. Cette insatisfaction est le résultat de la forte pression exercée par les images d’une beauté idéale. Des images qui incitent les femmes à se soumettre à des normes de beauté socialement admises. Le désir de modifier son apparence commence par le recours aux logiciels de retouche photo pour s’étendre ensuite à la chirurgie esthétique. C’est une forme d’addiction qui contrôle la personne et la soumet à une représentation exagérée du corps, conçue et construite à partir des notions stéréotypées d’un corps de référence.

Sommes-nous en train de vivre une mutation sociale axée sur l’apparence ?

Dans les médias marocains, la vision patriarcale du rôle des femmes et des hommes dans la vie privée et publique est prédominante. Les médias véhiculent des stéréotypes négatifs et obsolètes sur les femmes et les hommes et appliquent deux poids, deux mesures pour juger leur réussite dans la vie. L’image de la femme marocaine se résume le plus souvent à deux fonctions de base : mère et épouse. Dans les médias, la femme est associée à la sexualité, à une attention exagérée pour son apparence et à une volonté de s'occuper de son mari et de ses enfants.

Quand nous consultons les différents profils des femmes sur les réseaux sociaux, nous remarquons que l’accent est toujours mis sur l’apparence, plutôt que sur des réalisations et des accomplissements professionnels des femmes. Et avec les filtres et les chirurgies esthétiques, nous nous dirigeons plus vers une apparence trompeuse que promeuvent les réseaux sociaux, les médias et la société.

Dans la course à l'apparence, le corps est souvent réduit à certaines parties : Visage, peau, poitrine, fesses... avec des normes définies de jeunesse et de beauté éternelles. En adhérant à ces normes et à ces codes, les jeunes d’aujourd’hui sont absorbés par une image parfaite, idéalisée et séduisante. Ce qui se dégage essentiellement de la mise en scène du corps, c'est le message du « lifestyle » qui se traduit par le fait d'être beau, pouvoir changer et se montrer. C'est-à-dire que le corps n'est plus réduit à ce qu'il semble être, il doit être transformable.

Certains spécialistes parlent « d’amélioration de la compétitivité » des demandeurs de chirurgie esthétique sur le plan social, relationnel et professionnel. Comment analyser cet argument ?

Durant la dernière décennie, nous avons remarqué une tendance plus axée sur l’apparence que ce soit chez les femmes ou les hommes, avec surtout une attention particulière pour le « look ». Avec les réseaux sociaux, les jeunes passent plus de temps à soigner leur apparence et à corriger leur corps. Aujourd’hui, nous parlons de la chirurgie esthétique comme une option pour certain(e)s qui souhaitent modifier leur corps. Mais pour demain, je me demande si ce recours à la chirurgie esthétique serait toujours une option ou deviendrait une règle, une obligation, comme si le corps humain est un « support » qui n’est pas fini et qu’à chaque nouvelle tendance les gens feraient appel à la chirurgie plastique pour se doter d'un corps et d'un visage parfaits, plus « à jour ».

Le recours à une image corporelle idéale apparaît donc comme normal et devient la préoccupation majeure des jeunes, créant ainsi une sorte de dépendance qui est à l'origine d'un nouveau marché de consommation, car le corps, selon Jean Baudrillard, est « le plus bel objet de consommation ».

Limiter la valeur de l’être à son paraître n’est-il pas réducteur ? Le système de mérite ne sera-t-il pas ainsi erroné ?

Il ne faut pas oublier que nous vivons dans une société de consommation et que l’on est confronté chaque jour à différents messages à travers les publicités, les magazines, la télévision et les réseaux sociaux. Ce marché de consommation choisit bien sa cible et impose ses propres critères qui s’appuient tout le temps sur le corps et son apparence.

Aujourd’hui et dans nombre de pays l’école a démissionné de ses fonctions et a laissé la place aux médias et à la publicité pour inculquer aux gens des idées, des valeurs et des modèles de comportement qui influencent automatiquement leurs goûts, leur apparence mais surtout leur « bon jugement ». Lorsqu’on commence à évaluer une personne sur sa seule apparence en omettant de prendre en considération ses compétences et ses connaissances, là il est certain que le système de mérite va en prendre un coup, un sacré coup. Et c’est vers ce modèle de comportement que l’on se dirige qu’on le veuille ou non.

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