« La loi incriminant l’avortement est complètement décalée de la réalité »
Bouchra Abdou, directrice de l'ATEC

Deux semaines après la mort tragique de Meriem, 14 ans lors d’un avortement clandestin à Midelt, le débat à propos du droit à l’avortement continue. Les associations féministes réclament l’adaptation de la loi avec la réalité marocaine pour sauver des milliers de vies.   

Entretien

Bouchra Abdou, directrice générale de l’association Tahadi pour l’égalité et la citoyenneté

L’observateur du Maroc et d’Afrique : L’Association Tahadi pour l’égalité et la citoyenneté (ATEC) a déjà exprimé son opposition à l’incrimination de l’avortement au Maroc. Pourquoi cette position ?

Bouchra Abdou : A l’ATEC nous avons toujours réclamé le droit à l’avortement et défendu le libre choix pour les femmes désireuses de mettre fin à une grossesse non désirée. De part notre expérience sur le terrain auprès des femmes marocaines depuis des années, nous savons qu’il y en a beaucoup qui sont tombées enceintes alors qu’elles ne le veulent pas. Elles sont souvent des célibataires qui ont eu des relations sexuelles hors mariage et qui se sont retrouvées enceintes par accident.

Une situation socialement « inacceptable » qui peut chambouler leur vie tout en leur causant beaucoup de tord. Nous savons tous ce qu’une telle grossesse engendre comme problèmes à court et à long terme : Des filles qui sont rejetées par leurs familles et par leurs partenaires, livrées à elles même avec des enfants non reconnus, vivant dans la précarité socio-économique. Ces enfants subiront également les lourdes retombées de cette situation et seront pénalisés injustement et à vie. Beaucoup d’enfants de la rue sont en effet le fruit de telles grossesses.

Si toutefois l’avortement médicalisé est réglementé, le nombre de ces cas problématiques sera considérablement réduit. Nous allons éviter ainsi de générer des phénomènes sociaux annexes tels les mères célibataires, les enfants de la rue, les bébés abandonnés, les bébés vendus ou jetés dans les poubelles.

N’oublions surtout pas le cas de grossesse advenue après un viol individuel ou collectif. Comment voulez-vous que cette femme accepte cette grossesse alors qu’elle est le résultat direct de son agression sexuelle ? Aussi les filles et les femmes en situation de handicap mental ou encore mineures victimes de viol, est-ce logique qu’elles soient obligées de garder le bébé alors qu’elles sont incapables d’en prendre soin et de prendre soin d’elles mêmes ? Même pour une femme mariée face à une grossesse non désirées, elle est obligée de se soumettre à la volonté du mari. Sans l’accord de ce dernier, elle doit « subir » cette grossesse aux dépends de sa santé mentale et physique et par extension de l’enfant. Pour toutes ces raisons, nous réclamons la légalisation de l’avortement dans notre pays.

Comment concevez-vous cette légalisation ?

Pour nous à l’ATEC, la loi doit respecter le droit à l’avortement et le libre choix des femmes. Ceci doit être valable que ça soit dans le cadre de relations officielles ou celles hors mariage, dans une approche profondément humaine et avec des conditions bien précises et claires. L’important c’est de préserver la santé de la femme qu’elle soit physique ou mentale tout en protégeant son droit à la vie.

Quelle est votre réponse aux détracteurs du droit à l’avortement qui prétendent qu’un tel changement entrainera la débauche de la société ?

Au Maroc, de 600 à 800 femmes avortent quotidiennement. Des relations sexuelles hors mariage existent bel et bien et des femmes tombent enceintes tous les jours. Le nombre des mères célibataires et des enfants non reconnus ne cessent d’augmenter. Les viols et les agressions sexuelles sont commis tous les jours et ce n’est pas la loi incriminant l’avortement qui réduit tous ces phénomènes. C’est la réalité et les chiffres officiels sont éloquents.

Maintenir ce type de loi en flagrant décalage avec la réalité sociale est une manière de se voiler la face. Au lieu de ça, nous invitons le législateur à réfléchir à une manière de réduire tous ces phénomènes intimement liés via des lois imprégnées d’humanité et faisant preuve de bon sens. Lorsqu’on incrimine l’avortement, on pousse ces femmes à se suicider en se livrant à des avortements clandestins pratiqués le plus souvent dans des conditions désastreuses. Leur droit constitutionnel à la vie est ainsi compromis.

Pour garantir leur sécurité, préserver leur santé physique et mentale, pour épargner aux mères et aux bébés des destins tragiques marqués par le rejet et la stigmatisation, le droit à l’avortement est la solution la plus clémente et la meilleure manière de régler le problème à la source.

A votre avis, pourquoi le Maroc tarde-t-il à légaliser l’avortement comme c’est le cas par exemple en Tunisie ?

Il faut dire que le débat à propos de cette loi est toujours là. C’est une problématique sous-jacente qui fait irruption à l’éclatement de chaque nouvelle affaire, comme c’était le cas dernièrement avec l’affaire de Meriem, 14 ans et morte lors d’un avortement clandestin chez son avorteur. Pour que ce débat public aboutisse à un changement réel de la loi, il faut maintenir la pression par la société civile, lancer un plaidoyer, sensibiliser l’opinion publique et « amadouer » les résistances et les mentalités récalcitrantes en convainquant. Mais il faut surtout une véritable volonté politique et une forte implication des partis politiques en particulier des militantes femmes. Ces dernières ont le devoir de défendre la cause féminine et spécialement le droit au libre choix, le droit de disposer de son corps et le droit à l’avortement.

C’est ainsi que l’on peut prétendre au changement des lois et pas autrement. La légalisation ne veut pas dire forcément que l’on encourage une telle ou telle pratique. Par exemple, en Tunisie, lorsqu’on a légalisé l’avortement, les chiffres de ce type d’opérations ont considérablement baissé. Une simple comparaison avec les chiffres de l’avortement au Maroc démontre l’impact d’une telle décision pour les femmes mais aussi et pour la société en général.