Alcool frelaté : Ironie, stigmatisation et manque d’empathie envers les victimes
L'absence d'empathie peut être révélateur d'un trouble psychique

La mort tragique d’une vingtaine de personnes à Ksar El-Kébir suite à la consommation d’alcool frelaté a dévoilé un manque flagrant d’empathie chez les internautes marocains. Comment expliquer cette attitude insensible ?



« Ce vendeur d’alcool frelaté devrait être décoré. Il a débarrassé la ville d’une poignée d’alcooliques sans utilité qui ne faisaient que semer la pagaille », « Donc, on retient ceci : SVP amis alcooliques, allez vous provisionner chez « l’épicier » et éviter les « guerrabes » pour votre sécurité ! », « Les pauvres ! Ce sont les victimes de la soif et de la sécheresse ! », « Bon débarras ! A mon avis, c’est la meilleure chose qui puisse arriver à cette ville ! », « Un de moins, un problème de résolu ! ».... Ce sont des exemples des commentaires surprenants d’internautes marocains à propos de la catastrophe survenue à Ksar El-Kébir. Après avoir consommé de l’alcool frelaté, 19 hommes ont trouvé la mort tandis que d’autres victimes sont toujours hospitalisées et leur état de santé pas tout à fait hors de danger.

Mardi, un homme aux antécédents judiciaires a été d’ailleurs interpellé par la police pour son implication présumée dans la vente de cet alcool toxique. Une enquête judiciaire a été ouverte après la mort de neuf personnes et l’intoxication de deux autres après avoir consommer de l’alcool « non autorisé » acheté auprès d’un commerçant clandestin. Une affaire qui a révélé des pratiques douteuses dans la préparation de l’eau de vie et qui ont fauché 19 vies en un seul coup.

Morts et alors ?!

Un incident tragique qui aurait pu susciter émoi et solidarité parmi les internautes marocains et pourtant on constate une attitude plutôt inattendue. Des centaines de commentaires stigmatisants et des jugements indulgents. « Ils ont passé leur vie à boire et ils sont morts ainsi. Ils ne méritent pas que l’on s’apitoie sur leur sort. Ils l’ont bien mérité ! », écrit un internaute en commentaire sur un post publié par la page facebook, très populaire, « Le salarié ». Comme cet internaute « insensible » au malheur des victimes et de leurs familles, ils étaient nombreux à s’en réjouir même. Avec beaucoup d’ironie, certains sont allés plus loin en tournant la catastrophe en dérision. Un profond manque d’empathie ou simple attitude révélatrice de la ténacité des préjugés par rapport à cette addiction à l’alcool ?

« Ces gens considèrent les victimes et ce que leur est arrivé d’en haut depuis leur tour. Ils les jugent et estiment qu’ils ne méritent pas leur compassion car ils sont des « buveurs » », analyse Mohcine Benzakour, psycho-sociologue. Une réaction inattendue par rapport à la mort en tant qu’événement tragique. « Imbus de leurs préjugés, ces individus en oublient l’aspect criminel de cette affaire ayant entrainé la mort des victimes », ajoute l’analyste. Si dans la plupart de ces internautes évoquent le référentiel religieux dans leur jugement des victimes, le psycho-sociologue n’hésite pas à démonter leur « argumentaire ». « Malgré leur addiction à l’alcool, l’Islam maintient un traitement humaniste envers eux. Il les considère comme « rachetables », susceptibles de se repentir à n’importe quel moment et qu’ils méritent la miséricorde de Dieu tout autant que n’importe quel autre croyant », argumente Benzakour.

Les gardiens du temple

D’après ce dernier la véritable problématique, réside en effet dans le fait de se constituer « juge irréprochable » et « gardien du temple » en laçant des jugements de valeur. « Au lieu de ressentir de la compassion et de l’empathie envers les victimes tuées injustement, on condamnent paradoxalement ces dernières », regrette le psycho-sociologue.

« L’incapacité à ressentir de l'empathie et plus précisément à percevoir et à comprendre les émotions et la douleur des autres est un trouble qui est considéré comme un des traits distinctifs d’une série de troubles psychiatriques comprenant les troubles du comportement, le trouble de la personnalité antisocial, le trouble de la personnalité narcissique, le handicap mental et le trouble neurocognitif majeur/léger », nous explique de son côté Nadia Moâtassim, psychologue clinicienne.

Contagion émotionnelle

D’après la spécialiste l’empathie est cruciale pour déterminer la qualité des relations sociales et influence le bien-être personnel. « Se développant parallèlement aux processus émotionnels et cognitifs, la contagion émotionnelle est considérée comme l’une des composantes de base de l’empathie, demandant la capacité d’adopter physiologiquement l’état émotionnel et la douleur d’autrui », explique la psychologue.

Selon les résultats d’une étude réalisée dans le cadre du projet MATRICS, financé par l’UE et axée sur la contagion émotionnelle chez les souris, les spécimens marqués comme résistants à la contagion émotionnelle présentaient des traits de sociabilité réduite, des troubles de la mémoire liée aux événements négatifs et une réaction physiologique réduite aux facteurs de stress externes. Autrement dit et en application au genre humain, nous serons face à des individus qui risquent fort probablement de développer un comportement antisocial se manifestant le plus souvent à l’âge adulte. « D’où l’intérêt d’identifier ce trait (absence d’empathie) assez tôt pour prévoir le comportement antisocial plus tard » ajoute la psychologue. L’affaire de l’alcool frelaté aurait dévoilé un trouble psychique sous-jacent ou est-ce juste l’expression d’un sentiment de supériorité doublé d’une bonne dose de préjugés ? A analyser !