Personnages en quête d’un destin
Par AbdejlilnLahjomri, Secru00e9taire perpu00e9tuel de lu2019Acadu00e9mie du Royaume

Ce qu’on appelle improprement « printemps arabe » et qui devrait s’appeler « automne », « hiver » ou plutôt « saison en enfer », n’a pas encore accouché d’une œuvre littéraire majeure qui embrasserait cette effervescence et témoignerait de ces tragiques bouleversements. Le temps de la création, tout le monde en convient, n’est pas le temps des révoltes ni des révolutions. Quelques récits ont été publiés dans l’urgence de publier mais ils ne témoignent que de la précipitation de ceux qui voulaient surfer sur les vagues tumultueuses de la tempête. Pourtant, étrange est l’ouvrage de Amal Mokhtar «دخـــــــان الــقـــــصــــر ».

L’auteure tunisienne arabophone, sans prétendre écrire une œuvre déterminante, nous livre un récit où ses personnages et elle-même se trouvent emportés dans un tourbillon d’événements qui les surprendront et suspendront leur destin. Ils ne peuvent que s’exclamer comme le fait un personnage racinien : « je me livre au destin qui m’entraîne ». Amal Mokhtar nous confesse à propos de son ouvrage qu’elle avait écrit les premiers chapitres avant ce qui lui paraissait être une révolution. Il lui avait semblé que son récit aurait le destin de tous ses romans : témoigner de cette angoisse qui l’étreint dans une société sous dictature faite de tant d’angoisses.

Les événements reléguèrent ces chapitres dans le fond des tiroirs de son bureau. Mais les personnages laissés en attente, nous dit-elle, se révoltèrent et un jour exigèrent qu’elle leur inventât un destin. Situation particulièrement inédite où le lecteur ne sait plus si c’est l’auteure qui imaginera un destin pour ces personnages nés avant la révolte, ou si c’est l’Histoire, commençant à se faire sans elle, voire contre ses rêves, imprimera à ses personnages un destin auquel elle n’aurait jamais pensé. La seule certitude que le lecteur aura à la fin de ce récit simple, mais perturbant est que les thèmes principaux sont l’angoisse, l’inquiétude, parfois la peur. Avant les évènements de Sidi Bouzid, sous la dictature l’angoisse avait une coloration sombre. Après elle changera de nature, mais restera profondément ancrée dans la texture du récit, et deviendra encore plus sombre. Le mot قـــلــــق ne quittera pas les titres des différents chapitres.

La révolution n’a fait que remplacer l’angoisse primale, que diffusait la dictature par d’autres angoisses qui rendent les jours à venir des personnages du roman des jours de grande détresse. Amal Mokhtar au fond ne changera pas de combat dans ce récit. Elle voulait dénoncer la dictature d’avant, elle dénoncera celle d’après. Celle du dogmatisme au lieu de celle des affaires. Celle de l’obscurantisme compradore au lieu de celle du despotisme compradore. Celle de la clôture de l’esprit au lieu de celle de la fausse modernité. Elle dénoncera toutefois dans les avant ou les après les hypocrisies ambiantes, les valeurs universelles bafouées, l’homme et la femme humiliés, la liberté confisquée. Le lecteur ne saura jamais quel destin a été réservé à ces personnages : aux avocats véreux, aux hommes d’affaires opportunistes encore plus véreux, à bien d’autres personnages qu’on se dispensera d’énumérer. Il ne saura jamais si le destin allait être inventé par une auteure désemparée ou provoqué par une dynamique événementielle incontrôlée. Mais nous avons affaire à une auteure expérimentée, habile. Elle se réfugiera dans la symbolique.

Elle suggérera à son lecteur que son récit est essentiellement un hymne à la Tunisie éternelle. Elle fera dire à un de ses personnages féminins que son amant essaie de séduire à nouveau par de précieux cadeaux : « je n’ai pas besoin de ton or, j’ai besoin d’une patrie ». Elle convoquera dans le Palais de Carthage où un incendie commençait à menacer tout le patrimoine historique de son pays, tous les héros qui depuis la nuit des temps avaient fait la grandeur de sa nation. Par cette symbolique inattendue qui l’aide à terminer un récit qu’elle aurait eu, quelque peine à clore, elle imaginera un de ses lecteurs s’adressant à elle, auteure, et lui reprochant de n’avoir pas informé ses lecteurs qu’il avait choisi d’appeler l’enfant qui lui est né de sa première épouse divorcée « Younès », et qu’il avait donné comme nom à la fille née de sa maîtresse « Tunisie ».

Le moment le plus pathétique est celui où dans Carthage elle entend la voix de feu le président Habib Bourguiba, rappeler à ses concitoyens qu’il avait prévu toute cette effervescence et que c’est contre tout cela qu’il avait élu comme antidote l’éducation pour tous. Un peuple éduqué est un peuple prémuni contre toutes sortes de dérives. Cette fin symbolique nous rappelle à nous, lecteurs nouveaux de Amal Mokhtar qu’un peuple qui oublie ceux qui ont fait son histoire, errera longtemps à la recherche de son histoire. A vrai lire, le récit de Amal Mokhtar, c’est tout un pays, le sien, la Tunisie, qui se réveille en quête d’un destin раскрутка нового сайта