L'héritage à l'épreuve du genre
Rabéa Naciri milite depuis des années pour l'égalité des genres

Intervenant lors des premières Assises du féminisme tenues le 16 décembre à Rabat, Rabéa Naciri nous livre sa vision de l'égalité en héritage et son point de vue sur la réforme du code de la famille, en particulier celle du régime successoral au Maroc. Universitaire, militante féministe et membre fondatrice de l’Association Démocratique des Femmes du Maroc, Rabéa Naciri est une experte de la question du genre et des droits des femmes. Elle est l'auteure d’une dizaine de livres et de publications.

Entretien

L'Observateur du Maroc et d'Afrique: Le régime successoral est une question épineuse. A votre avis les Marocains sont-ils prêts à l'égalité homme/ femme en héritage ?

Rabéa Naciri : Aucune société n'est prête automatiquement à un tel changement. Quand on a changé la Moudawana en 2004, est-ce que tous les Marocains étaient prêts aux changements survenus après ? La réponse est non. De ce fait, le changement vient avec le travail, la mobilisation, le dialogue et la sensibilisation. Il y aussi cette aptitude humaine qui permet aux gens de s'habituer aux nouveautés. Surtout si l'on se rend compte que finalement il n'y a pas que les femmes qui y gagnent mais tout au contraire. Il y a les enfants et les maris aussi qui vont bénéficier d'un tel changement du régime successoral dans notre pays.

En plus des veuves âgées qui se retrouvent malheureusement dans des situations d'extrême détresse, il y a aussi des couples qui n'ont pas de fils et qui sont obligés de faire des gymnastiques pour protéger les droits de leurs filles après leur décès... pour ne citer que ces exemples. Finalement tout le monde y gagne si on procède finalement à l'instauration d'une égalité homme/femme en héritage. Ceci dit dès qu'il y a une idée nouvelle, qu'un changement se pointe à l'horizon; il y a automatiquement des résistances et une levée de boucliers. C'est tout à fait normal car la société n'est pas toujours prête à assumer les changements.

A votre avis comment y remédier ? Comment préparer la société au changement en termes d'héritage ?

Je crois que quand on aborde une réforme, il est important d'entretenir le dialogue et d'encourager le débat. Beaucoup de gens n'ont pas idée de ce que c'est l'égalité en héritage, "l'injustice" successorale et ce que ça implique et engendre. Ils ne savent même pas ce que les règles de l'héritage prévoient. Ils se contentent de répéter des slogans et des préjugés en ignorant complètement la réalité de la société marocaine. Ils n'ont pas idée des situations dramatiques de vulnérabilité de beaucoup catégories sociales.

D'où l'importance du débat car permettant de dévoiler cette réalité, de rapprocher les Marocains de ce vécu dramatique résultant d'un régime successoral inégalitaire. Il se peut après que l'on ne peut pas être d'accord, ce qui importe c'est de débattre, échanger, aller de l'avant et progresser.

Croyez-vous que ce débat tenu dans les sphères assez "élitistes" atteindra-t-il le grand public et contribuera finalement au changement des mentalités ?

Avec les réseaux sociaux et la révolution numérique, il n'y a plus de sphères élitistes ou de sphères fermées. Tous les débats à propos de l'héritage et de la réforme de la Moudawana tenus lors des Assises du féminisme et ailleurs; vont dans la minute qui suit se retrouver sur les réseaux sociaux. Ils seront ausstitôt partagés, transposés, discutés, analysés et c'est tant mieux.

Un hic cependant, les données sérieuses, les informations et les réflexions élaborées nous les trouvons pas toujours dans les réseaux sociaux. D'où l'intérêt de tels séminaires et de la publication des résultats des débats sur ces réseaux. C'est la meilleure manière pour le grand public de contribuer de manière sérieuse, éclairée et crédible au débat social en cours.

Quels sont les grands changements que devrait impliquer la réforme en cours afin d'instaurer l'égalité en héritage ?

Tout d'abord cette réforme est devenue une nécessité par fidélité à l’esprit de justice et d’équité du message de la Révélation qui a établi, il y a quatorze siècles, le droit des femmes et des filles à l’héritage. Il va falloir ainsi changer les règles les plus discriminatoires. A commencer par "Ta'sib" qui désavantage aussi bien les veuves que les orphelines, empêchées de disposer de l’intégralité du patrimoine d’un père après sa mort. Cette règle oblige les héritières n’ayant pas de frère à partager leur héritage avec des parents masculins du défunt, même si éloignés.

Il y a aussi la règle faisant que l’homme reçoit le double de la part perçue par une femme en transcenadant les inégalités et l'interdiction successorale pour différence de culte ( entre un muslman et un non musulman). Il y aussi la nécessité d'établir l’égalité dans le droit au legs obligatoire entre les générations des descendants du fils et de la fille et d'étendre la liste des bénéficiaires de la quotité disponible du testament aux héritiers.

Il y a un changement qui me tient particulièrement à coeur et que j'estime plus que nécessaire : Le foyer conjugal qui doit être mis en dehors des calculs de l'héritage que ca soit pour la veuve ou le veuf. Notre société est en train de subir un vieillissement de sa population. Sachant que les femmes ont une espérance de vie plus importante que les hommes, elles se retrouvent souvent seules et restent veuves pendant une longue durée. Les règles actuelles de l'héritage font que dès le décès du conjoint, une veuve est menacée d'être expulsée du foyer auquel il a contribué à bâtir et à entretenir. Ce cas de figure est valable aussi pour le veuf lorsque le bien apartient à sa femme. Et c'est vraiment scandaleux d'où l'importance d'isoler le domicile familial de l'héritage; du moins tant que le conjoint est toujours en vie.