Najat Vallaud-BeLkacem : «Les politiques libérales étouffent l’Union européenne»

Najat Vallaud-Belkacem a quitté la vie politique, mais la politique ne la quitte pas. L’ancienne ministre des Droits des femmes puis de l’Education nationale sous le quinquennat de François Hollande est sur tous les fronts. Depuis un an et demi, elle multiplie les expériences : elle est à la fois directrice générale déléguée des études internationales et de l’innovation pour l’institut de sondage Ipsos et directrice d’une collection d’essais nommée « Raison de plus » au sein de la maison d’édition Fayard. Le mois dernier, elle a enfilé une nouvelle casquette en écrivant les paroles d’une chanson nommée «Lampedusa» en hommage aux réfugiés et en soutien à l’association SOS Méditerranée.

Dans sa nouvelle vie, Najat Vallaud- Belkacem voyage beaucoup, rencontre des sociologues, des économistes, des climatologues et essaye de repenser le monde dans son ensemble, au-delà des frontières de la France. Sans ne jamais faire de «plan sur la comète» comme elle aime le répéter, Najat Vallaud-Belkacem ne s’interdit rien. «La vie a plus d’imagination que toi», cette phrase de sa mère et titre de son autobiographie est son leitmotive. Elle évoque «une parenthèse» et non pas un retrait de la vie politique. L’ex-élue du parti Socialiste a rejoint le privé, mais l’engagement lui reste chevillé au corps.

Erigée en exemple de la méritocratie française, l’ancienne ministre n’oublie pas d’où elle vient. À 5 ans, elle quitte les montagnes du Rif où elle n’a pas accès à l’eau et à l’électricité pour s’installer avec sa famille dans une cité du nord d’Amiens. C’est dans son histoire qu’elle puise sa force et sa détermination.

Pendant un entretien d’une heure dans les locaux d’Ipsos, Najat Vallaud-Belkacem est revenue pour nous sur son enfance, son parcours, sa vie actuelle, mais également sa relation à la France et au Maroc. Elle a répondu aux questions de notre correspondante à Paris, Noufissa Charaï. @Noufissachara

L’Observateur du Maroc et d’Afrique: Après votre défaite aux législatives, vous avez rejoint en 2018 l’institut de sondage Ipsos, comme directrice générale déléguée aux études internationales et à l’innovation. Comment se passe votre nouvelle vie professionnelle ?

Najat Vallaud-Belkacem : Début 2018, j’ai pensé qu’il était temps pour moi d’avoir une nouvelle expérience dans le secteur privé. Au début de ma vie active, je travaillais en cabinet d’avocat au Conseil d’État et à la Cour de Cassation. Par la suite, pendant une quinzaine d’années, j’étais très engagée en politique. D’abord comme élue locale pendant 10 ans puis comme ministre pendant cinq ans. J’ai donc voulu diversifier mes expériences, mais j’avais besoin d’évoluer dans un cadre où l’intérêt général, le savoir, la recherche continuaient à compter. Et c’est pour cela que j’ai choisi de rejoindre Ipsos, une entreprise multinationale qui réalise des études. Soit pour le secteur privé sous forme d’études de marketing, de produits, de satisfaction ou de réputation. Soit pour le secteur public donc les gouvernements, les collectivités locales et les institutions internationales, pour accompagner les décideurs par des études d’impact ou de l’évaluation de politiques publiques. J’ai pris la tête du département Global Affairs qui se concentre sur les institutions internationales, les ONG et les fondations internationales. Les sujets de recherche sont larges et recouvrent les défis de ces acteurs entre développement durable, lutte contre les pandémies, gestion des crises, décisions d’investissements, etc.

La politique vous manque-t-elle ou avez- vous l’impression de vous engager différemment ?

Je continue à suivre de très près ce qui se passe dans l’actualité française. Mais ce que j’ai gagné, c’est un horizon plus vaste et la possibilité de penser les sujets à l’échelle du monde et pas seulement à l’échelle de la France. Je peux procéder bien plus aisément à des comparaisons, je me forme chaque jour à des outils de compréhension de l’opinion, de ses perceptions, de ses choix, de ses biais, qui me permettent d’appréhender bien mieux les phénomènes qui traversent nos sociétés.

Vous avez également lancé votre propre collection d’essais baptisée « Raison de plus », chez Fayard. Est-ce également un moyen pour vous de rester engagée politiquement ?

Quand j’ai voulu faire une parenthèse dans ma vie politique, j’ai pensé qu’il fallait que j’apporte néanmoins une contribution au débat public auquel je n’allais plus prendre part au premier plan, mais dont en qualité de citoyenne, je continuais à espérer qu’il soit de meilleure qualité que celui que j’avais connu quand j’étais aux responsabilités . J’ai toujours été frappée par la façon dont les grands sujets qui traversent nos débats publics sont malmenés parce que, sauf exception, ceux qui viennent vous en parler n’ont pas de science particulière qui puisse vous éclairer. Cela nous donne toujours des débats très idéologiques et passionnels, qui reposent davantage sur des préjugés et des idées toutes faites que sur un véritable savoir. J’ai eu l’idée de créer cette collection d’ouvrages, dont je suis la directrice , pour répondre à ce manque : sur les sujets qui me paraissent importants, demander à des chercheurs un éclairage et une prise de position nourrie des seuls résultats de leurs travaux. Et ce dans une forme accessible au plus grand public, ce sont donc des essais courts, et pas des travaux académiques. Et ils se concluent dans la mesure du possible par des recommandations d’action. Dans le dernier « Civiliser le Capitalisme », l’auteur Xavier Ragot défend, par exemple, l’idée d’un Etat providence en Europe pour redonner du sens à l’Union européenne. Le prochain essai portera sur les politiques publiques, qui parfois confortent les inégalités sociales au lieu de lutter contre les injustices.

Vous avez récemment écrit les paroles d’une chanson appelée « Lampedusa», vous évoquez « une passion cachée ». Qu’est-ce qui vous a poussé à le faire et souhaiteriez-vous renouveler l’expérience ?

C’est exceptionnel, ce n’est pas mon nouveau métier, malheureusement je ne pense pas avoir suffisamment de talent pour cela (sourire). Mais depuis quelque temps, je suis assez engagée sur la question des réfugiés et je considère que c’est un des principaux défis humains de notre temps . J’ai rejoint, il y a un an, la fondation «TENT» créée par un homme d’affaires américain dont la fonction est de mobiliser les grandes entreprises dans le monde entier pour intégrer professionnellement les réfugiés. La meilleure manière de lutter contre l’hostilité des populations d’accueil à l’égard des réfugiés, c’est en effet de leur montrer que ce sont des hommes, des femmes, des enfants qui ont vocation à être intégrés, à faire partie entière de leur nouvelle société par le travail, par l’école et donc à l’enrichir aussi à leur tour. Nous sommes désormais à plus d’une centaine d’entreprises qui ont accepté de s’engager en la matière. J’ai eu le plaisir de croiser le chemin de la chanteuse Sarah Kaddour et du musicien Adrien Graf que j’ai trouvé très engagés sur cette question des réfugiés eux aussi. Nous avons pensé qu’une chanson, parfois plus qu’un discours politique, pouvait toucher les gens au cœur et leur envoyer des messages étonnamment absents du débat sur le calvaire de ces réfugiés qui quittent rarement leur terre de gaieté de cœur .

Dans la chanson, vous évoquez donc la situation des réfugiés. Vous avez dénoncé les propos du ministre français de l’Intérieur qui a accusé les ONG d’être parfois « complices de passeurs ». François Hollande n’a pas emboité le pas à Angela Merkel pour l’accueil des réfugiés et Emmanuel Macron non plus. La France a-t-elle été à la hauteur du drame humanitaire qui se joue en Méditerranée ?

Je ne mettrai pas sur le même plan l’attitude du gouvernement de François Hollande et celle du gouvernement actuel. J’ai souvenir de la véritable mobilisation organisée par le précédent gouvernement auprès des maires notamment pour que les réfugiés accueillis le soient dans de bonnes conditions un peu partout en France. Souvenir surtout de discours qui jamais n’ont cherché à crisper la situation, amplifier les peurs envers les réfugiés ou se dédouaner de ses responsabilités. S’agissant de l’actuel gouvernement , le refus d’accueillir l’Aquarius ou le récent discours du ministre de l’Intérieur sur la «complicité de certaines ONG avec les passeurs» émeuvent à juste titre tous ceux qui, comme moi, pensent qu’à chaque fois qu’on adopte les réactions et les arguments de l’extrême droite, on la fait progresser. Dans toutes nos démocraties, les populistes sont aux aguêts, prêts à prendre le pouvoir, et cela devrait tous nous obnubiler car il n’y a pas que le traitement des réfugiés qu’une telle arrivée des populistes au pouvoir affaiblit, mais bien toute la cohésion de nos sociétés. Après tout, on est toujours l’étranger de quelqu’un. La question aujourd’hui pour chaque gouvernement est donc non seulement humaine car accueillir des gens en souffrance ou les rejeter à la mer c’est une question d’humanité. Mais elle est aussi politique au sens de la cohésion nationale menacée par les populistes et extrémistes de tous bords. Je crois personnellement beaucoup, pour des défis de cette ampleur, à la gestion supranationale, soit à l’échelle de l’Europe soit à l’échelle des institutions internationales comme l’ONU. Si l’Italie a fini par se donner à des forces populistes c’est en grande partie parce qu’elle s’est retrouvée bien seule parmi les États européens à devoir gérer l’afflux de réfugiés. Avec des règles européennes claires de répartition de l’effort entre pays, je persiste à penser que le cours des événements eût été différent.

Il y a effectivement une montée du populisme en Europe qui va de pair avec une réelle remise en cause de l’Union européenne et de son fonctionnement actuel. Faut-il réformer l’Europe quitte à revoir les traités fondateurs ?

Je pense que pour l’Union européenne, il faut repenser le fond avant de repenser la forme. La façon dont on répond au Brexit depuis des mois et des mois me frappe : il n’est question que du type de traité de sortie de l’Union européenne sur lequel les parties prenantes pourraient se mettre d’accord. Mais à quel moment répondra-t-on au cri d’alarme lancé par une partie de la population britannique qui au fond, derrière le mot « Brexit », a exprimé d’abord et avant tout la même chose que les Gilets Jaunes en France : la frustration de vies inégales qui semblent compter pour si peu. La question donc, avant d’être celle des traités et de l’interprétation que nous pouvons en faire, estd’abord celle des politiques conduites. Les politiques libérales menées depuis trop longtemps étouffent. Par exemple, comment l’idée d’un salaire minimum européen est tournée en dérision par les libéraux . Il fut pourtant une époque où l’Europe faisait bien davantage. C’est cela la bataille de fond qu’il nous faut reprendre à l’occasion de cette élection européenne.

Quel est votre regard d’ancienne ministre sur la crise des Gilets Jaunes ?

Je pense qu’il y a deux principales ques-tions abordées au départ par les Gilets Jaunes : la question sociale, à savoir «nous avons un travail mais nous n’en vivons pas» et la question institutionnelle à savoir «nous ne nous sentons pas représentés». Le Grand débat national qui pouvait passer pour une bonne idée s’est transformé pour l’essentiel en stand up présidentiel. Même lorsqu’il se faisait face à des acteurs intéressants à écouter, je pense aux maires par exemple, c’était moins des échanges interactifs ou des remontées d’expériences qui étaient mises en valeur que la capacité du président à parler longtemps et sur tous les sujets. On ne peut pas franchement y voir une réponse à la question institutionnelle soulevée par les Gilets Jaunes.

Quant à la question sociale... Je n’ai pas vu non plus de réponse d’ampleur aux dysfonctionnements du système fiscal, ou aux insuffisances des prestations sociales et des politiques publiques qui ont été dénoncées. Rien n’est prévu par exemple pour remettre en cause la mesure qui cristallise les incompréhensions, à savoir la quasi suppression adoptée par ce gouvernement de l’ISF (Impôt sur la fortune), qui profite au pourcentage le plus aisé de la population. Le sujet des priorités des politiques publiques n’a jamais vraiment été posé . Et aujourd’hui dans les conclusions du Premier ministre, ce qui ressort c’est qu’il faudrait réduire les impôts et la dépense publique, ce qui par conséquent déboucherait sur une réduction des services publics. Donc, non les réponses espérées ne sont pas vraiment là.

Que pensez-vous de la liste Parti Socialiste (PS) aux élections européennes menée par Raphael Gluksmann ?

Le Parti socialiste, réduit à sa plus simple expression, vit depuis des mois des moment difficiles. Que cette perception soit justifiée ou pas il passe pour le grand perdant de 2017 et c’est tout juste si les commentateurs prononcent encore son nom quand ils évoquent les débats politiques. Pourtant il travaille, il s’oppose, il se régénère. Mais ça ne semble pas suffire. Alors oui, dans ces conditions, s’allier avec Place Publique est une bonne chose. Elle permet de faire revenir des intellectuels et des gens qui ne voulaient pas forcément s’encarter, mas qui partagent les valeurs du parti. Cette alliance n’amoindrit pas le PS, au contraire, elle l’augmente, elle l’amplifie. Et Raphaël Glucksman a un vrai talent.

Certains élus PS critiquent le retour médiatique de François Hollande et craignent qu’il empêche le PS de se reconstruire. Quel est votre avis ?

Un ancien président de la République a évidemment des choses à apporter au débat public. L’entendre sur les plateaux de télévison, le voir écrire un livre pour tirer le bilan de son quinquennat, ça me parait complètement naturel. Son expertise apporte au débat public. Jamais je n’ai vu ses expressions publiques comme une limitation du PS ou de sa capacité à se reconstruire, les deux ne sont pas antinomiques.

Vous avez confié à Paris Match que «le sort de la gauche me colle aux tripes». La gauche a-t-elle définitivement perdu la bataille des idées ou peut-elle se renouveler?

On pourrait croire qu’elle a perdu cette bataille des idées, et pourtant pas tant que cela : Lorsque nous faisons des études à Ipsos et que nous interrogeons les gens sur leurs valeurs, sur les politiques publiques, nous notons que les idées de gauche sont largement partagées. Elles ont une assise beaucoup plus grande que ce que nous pensons. La question c’est toujours qui, aux yeux des électeurs, en est la bonne incarnation. Par exemple en 2017, une partie de gens de gauche ont cru qu’Emmanuel Macron pouvait en être un représentant... Dans une forme de confusion, mais aussi disons-le de fatigue à l’égard de la sociale démocratie, beaucoup de gens n’ont tout simplement plus la moindre idée de qui pourrait représenter ce courant de pensée.

Pour ma part, je pense que c’est une erreur que de vouloir passer par pertes et profits la sociale démocratie qui est une force de gauche et de complexité, raison pour laquelle elle peut parfois apparaître insuffisamment radicale a certains. Mais on a besoin de complexité. Tous les populismes cherchent à nous convaincre qu’ils pourront répondre aux défis d’un monde de plus en plus entremêlé, compliqué, par des solutions simplistes qui généralement se résument à exclure une partie de la population, pour certains les étrangers, pour d’autres l’élite, etc. C’est clairement plus facile de porter des idées aussi caricaturales, cela demande moins d’explication de texte. Mais c’est un mensonge. A la complexité du monde ne peut répondre qu’une offre politique sérieuse arrimée à des convictions fortes et capable de faire pousser des arbres (complexité) plutôt que de détruire des forêts (simplicité) .

En tant qu’ancienne ministre des droits des Femmes, qu’avez-vous pensé de la libération de la parole qu’il y a eu avec le #metoo et #balancetonporc. La loi sur le harcèlement sexuel est-elle suffisante pour protéger les femmes notamment dans le milieu professionnel ?

J’ai trouvé de salubrité publique cette prise de parole avec le #metoo. À l’origine il y a des actrices qui ont brisé le silence pour raconter le harcèlement dont elles font l’objet. Ce que je trouve très fort dans cette démarche c’est que ce sont des femmes qui ont plus facilement les moyens de prendre la parole parce qu’elles sont plus protégées, moins vulnérables que d’autres. Et que ce faisant elles ont ouvert la porte et libéré la parole de femmes bien plus fragilisées . C’est un bon exemple, cette alliance des femmes montre que lorsque nous faisons les choses collectivement, nous sommes plus fortes. J’ai entendu les inquiétudes sur les dérives, mais cela ne doit pas empêcher de dénoncer l’insupportable. Concernant la loi sur le harcèlement sexuel, je pense que toutes les mesures législatives qui viennent renforcer la sanction et préciser la définition sont les bienvenues. En tant que ministre des droits des femmes, la première loi que j’ai faite adopter à l’été 2012 visait ainsi à mieux définir le harcèlement sexuel et le sanctionner davantage notamment sur le lieu du travail. Poursuive en couvrant mieux ce qui se passe dans l’espace public me paraît une bonne chose.

Votre tweet après l’attentat en Nouvelle-Zélande «Oui toutes nos pensées vont aux victimes de l’abject attentat de #Christchurch , et oui cela devrait tous nous rassembler. Mais découvrir ici des messages d’indignation hypocrite y compris de ceux qui ont contribué, année après année, à promouvoir ça : ... Comment dire ? Nausée.» accompagnée d’une compilation de couvertures de la presse sur l’islam en France a fait polémique. Pensez-vous qu’il y a une islamophobie décomplexée en France ?

Ce dont je suis profondément convaincue c’est que les Français valent mieux que ce qu’un certain nombre de politiques et de personnalités médiatiques en disent. Dans une étude d’Ipsos faite sur plusieurs pays, nous avons demandé aux gens à quel point la diversité était présente dans leurs entourages personnels; la diversité au sens des origines , des religions , des opinions politiques et des niveaux d’études. Le résultat de cette étude montre que c’est en France qu’il y a le plus d’expérience de la diversité réelle alors qu’aux États-Unis ou en Grande Bretagne, par exemple, vos entourages vous ressemblent beaucoup plus . Ce résultat me fait chaud au coeur, car c’est la France que je connais, c’est la France que je reconnais. Malheureusement, oui quasiment chaque jour, je vois des couvertures de presse tapageuses qui plutôt que de donner à voir cette réalité là, alimentent les fantasmes, les angoisses et impactent de façon terriblement négative les perceptions des gens. C’est cela que j’ai voulu dénoncer.

Dans votre livre autobiographie paru en 2017 vous écrivez «Quand on n’a pas eu l’eau courante, pendant des années, on est un peu différent», quel souvenir gardez-vous de ces cinq années dans le Rif ?

J’ai des souvenirs extraordinaires quand j’y pense comme : chercher l’eau au puits et partir à dos d’âne ou encore rejoindre mon grand-père pour garder les chèvres. Ce sont des souvenirs utiles, même s’ils ne sont pas nombreux, ils me permettent de garder les pieds sur terre et de me rendre compte du chemin parcouru. C’est important de se rappeler d’où l’on vient. Ça permet aussi de penser le monde actuel et de se souvenir qu’à l’heure des nouvelles technologies, certaines personnes vont encore chercher l’eau en claquette au puits !

C’est penser la diversité du monde et ses multiples inégalités. Ça aide à rassembler ses esprits autour des combats les plus essentiels.

Vous parlez fièrement de vos origines berbères. En 2011, le Maroc a reconnu le Tamazight comme langue officielle aux côtés de l’Arabe, c’était important pour vous ?

Durant toute ma prime enfance, les récits que j’ai écoutés étaient en Tamazight et donc se dire qu’il y a une reconnaissance et une volonté de trouver un alphabet pour le traduire en écrit, c’est plaisant, c’est une partie de moi, j’y suis donc extrêmement sensible. Après tout, avec une diaspora éparpillée aux quatre coins du monde, c’est une langue qui est parlée non seulement au Maghreb, mais aussi en Europe et parfois même aux États-Unis. Qu’elle puisse donc être mieux valorisée et reconnue me paraît assez naturel .

Quelle est votre relation avec le Maroc aujourd’hui ?

J’ai une forme de curiosité évidente pour le Maroc, je regarde l’actualité, je vibre quand il se passe des choses qui me semblent aller dans le bon sens et je m’inquiète quand c’est le contraire. Le pays où je suis le plus moi-même c’est la France, parce que j’ai grandi là, que je vis ici et que j’aime ce pays , mais le Maroc est le pays de mes racines. J’ai donc une appétence évidente pour sa culture, sa musique, son cinéma...

Quel a été votre regard sur les manifestations d’Al Hoceïma ?

Cela fait partie des choses douloureuses. Comme je vous l’ai dit, je vibre pour les bonnes nouvelles comme le travail sur la constitution et la volonté d’instaurer plus de démocratie, mais il y a des moments plutôt cruels et douloureux comme les procès des manifestants d’Al Hoceïma. Je ne suis pas au Maroc, mais j’espère toujours une issue heureuse.

Vous avez été victime de plusieurs fake news, quand vous étiez ministre et avez même été surnommée par un quotidien très à droite «L’Ayatollah», comment avez- vous vécu ces moments ? Étiez-vous préparée à la violence du monde politique ?

Quelle que soit la préparation, cela reste violent, d’autant que généralement ça ne touche pas que vous, mais votre entourage au passage. Le plus dur étant évidemment les enfants qui ne sont pas vraiment au fait des avanies politiques. Difficile de leur expliquer qu’au fond ce qu’on me reprochait c’est ce que j’étais et qui déplaisait à certains. C’est cela qui rend la vie politique malheureusement plus compliquée pour certains que pour d’autres pour qui,

en comparaison, la vie politique est un fleuve tranquille: ils seront potentiellement attaqués sur un plan politique mais jamais sur leur essence même. Les rumeurs et fake news qui m’ont accompagnée sur tout mon parcours politique avaient toujours trait à mon essence même. Cette idée farfelue que j’allais imposer l’apprentissage obligatoire de l’Arabe pour tous les élèves en classe de CP par exemple... le problème c’est qu’une partie de l’opinion publique a, à force de l’entendre matraquée, fini par y croire et c’est alors vous qui passez pour une idéologue, une sectaire voire une hérétique . Alors oui il y a une forme de violence, mais il ne faut pas lâcher, il faut se battre et prétendre légitimement représenter les électeurs français, même si on est nés à l’étranger. Après tout, dans ce beau pays qu’est la France, c’est possible. Ce n’est pas le cas ailleurs. Aux Etats-Unis, c’est impossible d’accéder par exemple à la présidence si vous n’êtes pas né américain.

Dans votre livre, vous aviez écrit sur vos années Sciences Po «je devais redoubler d’efforts pour prouver que j’étais bien à ma place ». Éprouvez-vous toujours le même sentiment ?»

Non je dois admettre que c’est une impression qui a fini par se dissiper. Tant mieux car c’est très inconfortable.

Le titre de votre ouvrage est une phrase de votre mère «La vie a plus d’imagination que toi». Comment imaginez-vous la suite pour vous ?

Cette phrase me correspond bien car je suis quelqu’un qui a rarement planifié sa vie de façon stratégique, ce n’est pas dans ma nature, j’aime bien laisser place à une part d’imprévu. Je pense que c’est un état d’esprit qui est en fait assez bienvenu dans le monde qui est le nôtre, car si peu de choses peuvent aujourd’hui être prises pour acquises, si peu de chemins sont tout tracés : nous ne passons pas toute notre carrière dans la même entreprise, vos études peuvent ne pas correspondre à votre travail, les possibilités de rencontres sont infinies . Personnellement, compte tenu du milieu où j’ai grandi mais également compe tenu d’une forme de timidité naturelle qui ne se prête pas à la politique, je n’étais pas vraiment destinée à en faire. J’ ai compris que je voulais faire de la politique quand Jean-Marie Le Pen est arrivé au second tour de l’élection présidentielle de 2002. Aujourd’hui, je suis incapable de vous dire où je me trouverai dans 10 ans, mais pour l’heure je suis heureuse des choix que j’ai faits, de m’être donnée entièrement en tant qu’élue locale, de n’avoir jamais fait de figuration en tant que ministre . J’ai mené des combats compliqués. Aussi bien comme ministre des droits des femmes, comme la loi pénalisant les clients de la prostitution qui fut une vraie bataille difficile, à contre courants , mais qui trois ans plus tard recueille l’adhésion de 75% de la population ; que comme ministre de l’éducation lorsque j’ai entrepris de multiples réformes pour lutter contre les inégalités et les injustices sociales. Aujourd’hui, le secteur privé élargit mes horizons et dans ce processus d’élargissement, l’imprévu peut se produire aussi, je ne sais pas si l’échelle sera française ou internationale, je ne sais pas quelle forme cela prendra et si cela sera dans le secteur privé, dans une fondation, dans une ONG ou même en politique dans le sens classique du terme. Ce que j’ai compris, c’est que l’engagement revêt différentes formes et je ne me mets pas de limite.