La realpolitik sacrifie les Syriens
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SYRIE Alors que, sans surprise, Moscou s’oppose à toute résolution contraignante à l’ONU si Assad n’obtempère pas sur son arsenal chimique, Obama espère tirer parti de son rapport bilatéral avec la Russie sur le dossier du nucléaire iranien.

L’enterrement très probable de frappes militaires contre le régime de Damas ne consacre pas seulement l’abandon et le sacrifice de l’opposition syrienne par la «communauté internationale». Il entérine aussi une évolution majeure: la guerre en Syrie n’est plus que l’un des éléments d’un grand bargain - marché - entre Russes et Américains dont l’Iran est une pièce maîtresse. Personne, il est vrai, ne voulait de ces frappes. Ni Obama en pleine réorientation de sa politique étrangère vers l’Asie et ultra-réticent à être le président d’une nouvelle aventure militaire américaine au Proche-Orient. Ni les Européens qui, à l’instar de Washington, veulent d’autant moins s’engager en Syrie qu’ils peinent à convaincre leurs opinions et à construire une coalition internationale.Ni les Russes qui voulaient éviter des frappes auxquelles ils n’auraient pu riposter pour cause de rapport de force défavorable avec les Etats- Unis et qui ne sont pas pressés de voir se régler un conflit qui, pour la première fois depuis la fin de l’URSS, refait d’eux un acteur incontournable au Proche-Orient. Ni bien sûr Assad qui, digne héritier de son père Hafez, n’a qu’une stratégie que « coache » son indéfectible protecteur russe : laisser passer l’orage – les frappes – et gagner du temps.

L’arbre qui cache la forêt des massacres

Dès lors, pas étonnant que tout le monde – sauf le peuple syrien - trouve son compte dans le tour de passe-passe magistral de la Russie qui a proposé de placer l’arsenal chimique de Damas sous contrôle international puis de le démanteler. Américains et Européens y voient une porte de sortie honorable. Assad, dictateur infréquentable et expert en dissimulation de ses moyens militaires, devient « partenaire en désarmement », comme ironise la revue américaine The Atlantic. Et il pose même des conditions : «Quand les Etats-Unis cesseront de nous menacer et de chercher à [nous] attaquer et à livrer des armes aux terroristes, nous considérerons que nous pouvons mener les processus jusqu’au bout et qu’ils seront acceptables pour la Syrie». Cynique évidence : de polémiques en jeu du chat et de la souris avec les inspecteurs de l’ONU, les tractations sur son arsenal chimique vont s’enliser. Pour sa part, Vladimir Poutine, exploitant son pouvoir de nuisance car d’obstruction au Conseil de Sécurité ainsi que les hésitations et les divisions des Occidentaux, réussit un beau doublé. D’abord, il déplace le problème. On ne parle plus en effet que du chimique et la publication accablante pour Assad du rapport de l’ONU sur l’utilisation « massive de gaz sarin » le 21 août dans la banlieue de Damas a de quoi y inciter : les 38 pages du document ne laissent aucun doute sur la responsabilité du régime, les rebelles ne possédant ni le degré de sophistication militaire de l’opération ni les « roquettes sol-sol » utilisées. La gravité de ce problème est donc indéniable. Mais faut-il rappeler qu’on compte 1500 victimes du gaz sarin en Syrie sur plus de 100 000 morts ? Autant dire que ce débat n’est que l’arbre qui cache la forêt des massacres de Assad qui continue tranquillement à tuer les Syriens avec des armes conventionnelles.

Poutine rétablit un lien exclusif avec Washington

Ensuite, cette focalisation sur le chimique n’est pas pour déplaire à Poutine qui a la hantise que cet arsenal réapparaisse aux mains de groupes islamistes dans les ex- Etats soviétiques d’Asie Centrale ou du Caucase du Nord en cas d’effondrement du régime syrien. L’autre gain engrangé par le Kremlin est décisif : la Syrie n’a pas seulement permis à Moscou de se réimposer au Proche Orient. Elle a aussi donné l’occasion à Poutine de rétablir un lien direct et exclusif avec les Américains visiblement perçus par le chef du Kremlin comme les seuls interlocuteurs capables de rendre à Moscou son prestige d’antan ! «La relation stratégique avec Washington est un marqueur essentiel de la puissance russe et Poutine ne peut supporter longtemps l’indifférence ou les rebuffades d’Obama », résume la politologue et spécialiste de la Russie Marie Mendras dans une tribune publiée par le Monde.

Pragmatique, Barack Obama espère, lui, tirer parti de ce rapport bilatéral sur un dossier qu’il qualifie lui même de « bien plus important pour nous que celui des armes chimiques » : le nucléaire iranien. Poutine l’a parfaitement compris. A peine jouée la carte syrienne, il fait tout pour se rapprocher de Téhéran et lier la crise syrienne aux négociations sur le programme nucléaire de la République islamique. Avec un double objectif : d’une part s’imposer comme un intermédiaire obligé sur ce dossier aussi peu avant la reprise des négociations avec les 5+1 (Etats-Unis, Grande Bretagne, France, Allemagne, Russie et Chine) ; d’autre part tenter d’endiguer grâce à l’Iran la montée du radicalisme sunnite dans la zone d’influence russe des ex-républiques soviétiques d’Asie Centrale et du Caucase nord.

L’Iran en ligne de mire

On le voit, l’accord sur l’arsenal chimique de Damas entre John Kerry et Sergueï Lavrov, les chefs des diplomaties américaine et russe, dépasse la Syrie. Ou l’exclusion de fait de la France, condamnée pour la énième fois, faute de consensus européen sur cette guerre, à adapter sa position à l’entente américano-russe. Tout se passe désormais comme si chaque crise, chaque conflit était perçu non plus en fonction des intérêts des acteurs locaux mais de ceux des grandes puissances - ou supposées telles – et/ou des puissances régionales. Une évolution qui fait une victime collatérale - le Conseil de Sécurité - et un gagnant : les groupes jihadistes en Syrie.

Comme prévu en effet, si tout le monde est d’accord pour démanteler l’arsenal chimique syrien, la Russie s’oppose à toute résolution contraignante et automatique si Assad n’obtempère pas. Moscou et Pékin vont donc livrer une bataille procédurale qui aboutira, une fois de plus, à vider toute résolution de sa substance et laissera à Assad le temps de continuer à écraser l’opposition et à dissimuler certaines quantités de gaz. Quant aux groupes extrémistes syriens, ils risquent d’être encore renforcés par l’accord bilatéral entre Obama et Poutine. « Leur discours sur la duplicité de l’Occident, sur l’illusion des droits de l’homme et sur l’alliance de Washington et de Moscou contre l’islam, estime l’historien Jean Pierre Filiu, aura en effet bien du mal à être combattu. En Syrie et au-delà » translating english to dutch