« Le partage des mots »
Par AbdejlilnLahjomri, Secru00e9taire perpu00e9tuel de lu2019Acadu00e9mie du Royaume

C’est le titre d’un essai autobiographique du poète Claude Esteban. Il y est question en premier lieu des désarrois de l’élève Claude, des interrogations de l’étudiant Esteban ensuite, et enfin des confidences du professeur Claude Esteban. De père espagnol et de mère française, il sera élevé dans la diglossie, restera à jamais en prise avec l’espace bilingue qui sera celui de son univers mental et intellectuel. Il ne connaîtra la paix de l’esprit, de l’âme et des sens que quand l’épuisant conflit des langues qui l’habite sera dépassé par la réconciliation des mots dans un monde où leur saveur poétique originelle transcende leur trop plein sémantique. Les enseignants essaient de trouver devant ces situations de diglossie une pratique d’enseignement qui allègerait leur tension pathétique. Les parents, ne se méfiant pas assez du laxisme qu’elles sécrètent, ne comprennent pas pourquoi leur enfants, mélangeant les langues en présence, n’utilisent pas l’un ou l’autre code selon les registres qui lui sont propres.

L’essai « Le partage de mots » est surtout le témoignage d’un parcours individuel et l’écho du besoin impérieux du poète Esteban de nous faire part de la fin de ses désarrois par son accession à la pratique poétique où les mots d’une langue seront pour lui les mots de toutes les langues. Mais tous ceux qui vivent dans la diglossie ne deviennent pas poètes comme Esteban. Leur destin est de rester en lutte avec ce qui est le cauchemar des enseignants et des parents : l’impossible cloisonnement linguistique. Parce que cloisonner les langues en présence, c’est cloisonner la vie et la condamner à assécher la vie. Au Maroc, par exemple, cette situation se traduit dans la vie quotidienne par la férocité d’un étrange idiome qui nous offre une phrase où le sujet en langue arabe côtoie un verbe conjugué en langue française, qui s’accompagne d’un complément en arabe affublé d’un adjectif en français. Le tout parfois agrémenté depuis peu d’un mot en anglais, sans que pour autant le locuteur ou l’interlocuteur ne prenne conscience de l’incongruité de cette situation et de l’impardonnable démission qui en résulte. Etrange idiome dont la propagation agressive est le fruit de l’impossible invention d’une cohérence linguistique par une société prolixe et volubile.

Contemplez les immenses panneaux publicitaires qui enlaidissent notre environnement urbain. Vous verrez que cet étrange idiome participe joyeusement à cet enlaidissement. « C’est à partir de ce moment... que je cessais de me complaire à ce jargon mi-espagnol mi-français que je pratiquais volontiers au sein de ma famille… je dois préciser ici que les cloisonnements linguistiques n’étaient pas toujours aussi étanches que je me les figurais… que j’aimais à mêler par jeu, par facilité mentale… des mots espagnols à mes phrases françaises et réciproquement… là encore je suppose qu’il n’est pas d’enfant élevé dans le bilinguisme à n’avoir fabriqué… un discours plaisamment bigarré… ce n’est au vrai qu’une pratique déplorable… ». Pratique déplorable, que cette bizarrerie d’idiome, en fait le produit d’une paresse des individus et des sociétés. C’est cette paresse là qu’il faut soigner et cette démission là qu’il faut combattre. Comme peu d’entre nous pourront trouver un salut langagier dans la poésie, ma conviction est que pour nous tous et surtout pour nos enfants, le salut ne viendra que du système éducatif : c’est le seul rempart, le seul espace où une réaction vigoureuse freinera cette dangereuse dérive par une « mise en ordre » du paysage linguistique en favorisant le dépassement des incertitudes de la parole actuelle.

La lucidité pédagogique a conseillé de tout temps aux réformateurs du système éducatif qu’avant d’entreprendre aucune réforme, dans l’urgence ou pas, de répondre d’abord à la question du choix de la langue d’enseignement ou/et des langues d’enseignement, ou/et de l’enseignement des langues. Tant que cette question restera une interrogation sans réponse par paresse, par facilité intellectuelle ou par choix politique, aucune réforme ne pourra réconcilier la société avec son école. Et notre société, comme le dit avec finesse A. Kilito, continuera à parler le français en arabe, à écrire l’arabe en français, et les panneaux publicitaires continueront fièrement à exhiber des brides de phrases exécrablement colorées. Claude Esteban a enseigné pendant quelques années à Tanger. Mais par choix délibéré, il a refusé de s’intéresser au pays qui l’accueillait. « J’avais eu assez de peine à concilier en moi deux horizons de culture, pour leur adjoindre maintenant le monde de l’Islam ». C’est bien regrettable parce que si le professeur Esteban avait daigné quitter son confortable « univers poétique », il aurait été sans aucun doute sensible aux désarrois de ses étudiants marocains qui comme lui vivaient et vivent encore les affres d’une confrontation linguistique dangereusement suicidaire