Les services secrets français vus de l’intérieur

Ce n’est pas un espion, mais il souhaite être le chef des espions. À la différence d’un espion c’est un personnage public, mais finalement discret et méconnu. Son arrivée dans les arcanes du pouvoir est relativement récente. Il s’agit du Coordonateur National du Renseignement (CNR) dont Floran Vadillo et Alexandre Papaemmanuel viennent de mettre en lumière le rôle.

Dans « Les espions de l’Élysée » (Edition Tallandier), les auteurs font une radiographie de ce lieu de pouvoir. Un poste créé sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy lors de la réforme des services de renseignement en 2008. Le CNR a pour mission de superviser les différents services de renseignement et d’assurer le partage des informations.

La fonction sera maintenue par les successeurs de Sarkozy et évoluera au gré de ses titulaires et des Présidents de la République. Pourtant, comme l’attestent les différents témoignages, l’existence de ce poste dépend autant du Chef de l’État que de son entourage.

Bernard Bajolet, premier CNR à occuper cette fonction sous Nicolas Sarkozy, partage son expérience et les différents obstacles qu’il a rencontrés dès sa prise de fonction. Le CNR a quitté l’ambassade d’Alger en direction de l’Élysée, sauf qu’il n’avait même pas de locaux où travailler. À l’Élysée, l’accueil est glacial et par moment tendu. L’arrivée de ce nouvel acteur et de son adjoint, le général Christophe Gomart, n’est pas appréciée par les membres de l’Élysée.

Au départ, les services de renseignement, notamment la DGSE, sont réticents et refusent de mutualiser leurs moyens avec le CNR. À l’inverse du cabinet élyséen, les renseignements finiront par accepter cette entité car elle n’entravera en rien leurs habitudes. Les chefs des différents services continuent d’avoir l’oreille et l’attention du Président au point de rendre parfois le rôle du CNR inutile... Le Président s’informe directement à la source.

Bernard Bajolet confie avoir vu le Président seulement deux fois durant son mandat ! Dans ce contexte, le CNR demande un transfert à l’ambassade de Kaboul et regrette de voir sa mission s’éloigner de ses prérogatives initiales. L’ancien coordonateur évoque un manque de soutien et de volonté de faire évoluer cette fonction tout en ayant parfois le sentiment d’être « un gadget » ou « au moins un projet passé de mode ».

François Hollande maintient le poste qu’il étoffe mais comme son prédécesseur il refuse de l’intégrer à l’organigramme officiel de l’Élysée. Le Président socialiste défend sa position dans le livre : « Emmanuel Macron a ainsi tenté d’opérer une recentralisation du renseignement, mais on s’aperçoit que ce n’est ni possible, ni même souhaitable en cas d’erreurs, de bévues, de défauts ou de manquements. Il s’agit d’une responsabilité qui peut s’avérer extrêmement périlleuse sur le plan politique.»

Les deux auteurs estiment également que la réforme menée par Emmanuel Macron n’est pas aboutie. En revanche, à l’inverse de François Hollande, Vadillo et Papaemanuel plaident pour l’élargissement des pouvoirs du coordonateur notamment sur le plan budgétaire.

Emmanuel Macron permettra à son tour à cette institution de continuer son développement. Les équipes du CNR sont désormais installées à l’Hotel Marigny et les effectifs ont été doublés. Ils sont désormais 30 à former la « Task force » du chef de l’État.

Il y a eu également un élargissement de la mission du CNR et un changement sémantique : le CNR devient le CNRLT (Coordonateur National du Renseignement et de Lutte contre le Terrorisme). Nous sommes encore loin du DNI américain (Director of national intelligence) présent dans tous les esprits. Les interviewés dans le livre se comparent tous au DNI qui s’entretient quotidiennement avec le Président.

Par ailleurs, les deux auteurs réfutent la rédaction d’un ouvrage politique estimant que la fonction du CNR n’est - par nature - pas politique. Ils en veulent pour preuve le prolongement par François Hollande, d’Ange Macini, CNR, nommé par Nicolas Sarkozy ou encore la nomination de Bernard Bajolet par le président socialiste à la tête de la DGSE.

« Finalement, il n y’a que deux CNR, Alain Zabulon et Didier Le Bret qui étaient des intimes des Présidents de la République. C’est un poste qui pourrait être politique, la tentation peut exister mais ce n’est pas le cas », nous assure Floran Vadillo.

Le caractère non politique tient en effet à la mission du CNR. Les différents intervenant ont tous en commun une forte culture du devoir et du sens de l’État. Pour la première fois depuis sa nomination par Emmanuel Macron, Pierre de Bousquet de Florian, CNRLT, s’exprime dans le livre sur sa fonction. Les protagonistes se livrent aux deux auteurs sur leurs « retoursd’expériences », mais toujours dans le respect de l’inviolable secret-défense.

Parallèlement, les deux experts abordent un sujet qu’ils maitrisent bien, comme le montre leur parcours.

Pour mieux comprendre les enjeux du CNRLT mais plus généralement des services de renseignement français, notre correspondante à Paris Noufissa Charaï a rencontré les auteurs de « Les espions de l’Élysée » dans le huitième arrondissement de Paris pour un entretien de plus d’une heure.

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire un livre sur le CNR (Coordonnateur national du renseignement), devenu CNRLT (Coordonnateur national du renseignement et lutte contre le terrorisme) ?

Floran Vadillo :Dans le renseignement, ce qui m’intéresse c’est la mécanique de l’État. Le renseignement, est selon moi, l’une des meilleures portes d’entrée pour comprendre le fonctionnement de l’État. L’accroissement du cycle terroriste et des tensions géopolitiques placent le renseignement au cœur de toutes les crises.

Le renseignement peut être à la fois un élément déclencheur, un élément d’observation, voire un outil d’action.

Alexandre Papaemmanuel :Le renseignement est au cœur de l’actualité, mais le CNR (Coordonnateur national du renseignement) est un personnage discret qui n’est pas très connu. Nous proposons aux lecteurs une plongée dans l’univers du CNR. Les différents témoignages montrent comment le poste du CNR a évolué avec chaque président.

Comment avez-vous pu convaincre ceux que vous qualifiez « d’espions » de se confier, notamment Pierre de Bousquet de Florian, actuel CNRLT d’Emmanuel Macron ? Vos interlocuteurs ont-ils relu leurs passages ?

Floran Vadillo :J’ai eu la chance de travailler ou de côtoyer tous nos interlocuteurs. En 2009, quand je travaillais sur la réforme des services de renseignements avec Jean-Jacques Urvoas, Bernard Bajolet était, par exemple, un interlocuteur constant. Par la suite, en 2012, j’étais en contact avec plusieurs coordonnateurs interviewés dans le livre. La communauté qui travaille sur le renseignement est assez restreinte. Nous avons travaillé ensemble, nous partageons le même intérêt pour le renseignement. Ils ont donc assez facilement accepté nos demandes d’interviews. Concernant la relecture, oui nous l’avons autorisée. Certaines personnalités essayaient de contrôler leurs déclarations, mais il n y’a pas eu de censure. Il y a eu une sélection méticuleuse de leurs propos. Pierre de Bousquet de Florian, l’actuel CNRLT, nous a beaucoup aidés : il a appuyé notre demande d’interview auprès du DNI américain, il nous a donné accès aux archives de Nicolas Sarkozy... Il a été d’une aide constante.

Alexandre Papaemmanuel :C’était très intéressant d’interviewer le DNI, l’homologue américain, celui que mentionnent tous les CNR dans leurs entretiens. C’est le seul que nous ne connaissions pas à la base. Il donne un éclairage sur la situation aux États-Unis.

En créant le CNR en 2008, Nicolas Sarkozy fait entrer le renseignement à l’Élysée. Néanmoins Bernard Bajolet, premier à occuper ce poste, indique avoir très peu vu le Président Sarkozy, qui s’entretenait directement avec les chefs des services. Comment expliquer cette distance entre le Président de la République et le CNR ?

Alexandre Papaemmanuel :Le Président décide de la réforme, mais c’est à l’Élysée de la mettre en place. Il y a eu une réticence des acteurs sur place, notamment du conseiller diplomatique et du chef d’État-Major particulier, qui ne voulaient pas faire une place à ce troisième acteur.

Floran Vadillo :Nicolas Sarkozy voulait vraiment réformer le renseignement.

C’est lui qui a inauguré cette structure, sauf que le CNR était en proie à des rivalités extrêmement intenses. Le Président était par ailleurs, accaparé par d’autres sujets, sa réforme constitutionnelle a échoué, ce qui explique notamment le caractère inabouti du CNR. Institutionnellement, la fonction du CNR n’a pas de base légale. Le président Sarkozy a été entravé dans son désir de présidentialisation et c’est pour cela que les structures qu’il a créées n’ont pas eu une fonction pérenne.

Au-delà du changement sémantique, la réforme d’Emmanuel Macron a-t-elle renforcé les pouvoirs du CNRLT (Coordonnateur national du renseignement et lutte contre le terrorisme) ?

Floran Vadillo :Dans son témoignage, Pierre de Bousquet de Florian, l’actuel CNRLT, estime qu’il faut attendre pour savoir si l’évolution réglementaire et sémantique sont efficaces. Pour faire évoluer fondamentalement le modèle, il aurait fallu confier au coordonnateur les pouvoirs d’arbitrages budgétaires et une orientation stratégique sans contre-arbitrage au-dessus de lui. Il est trop tôt pour se prononcer, mais la réforme idéale n’a pas été accomplie en 2017.

Dans les différents témoignages recueillis, nous comprenons que l’autorité du CNR a toujours été un problème pour certains membres de l’Élysée. Le CNRLT ne figure toujours pas dans l’organigramme du Palais, ce que regrettent de nombreux protagonistes de votre livre. Pour Alain Zabulon, CNR de François Hollande, le CNR est perçu comme « une autorité extérieure au cercle des collaborateurs du Président ». François Hollande pense qu’une recentralisation du renseignement n’est pas souhaitable. Est-ce un moyen de protéger le Président que de garder le CNR hors de l’organigramme élyséen ?

Alexandre Papaemmanuel :Il y’a un fantasme autour de l’État secret, il y a encore dans les mémoires le Rainbow Warrior, Ben Barka et toutes les affaires qui ont entaché les services de renseignements de l’Élysée. Le renseignement est une matière très sensible, hautement radioactive donc il est vrai que les Présidents sont prudents. François Hollande rappelle qu’il faut respecter la séparation des pouvoirs car c’est une façon pour lui aussi de se protéger. Savoir si le renseignement doit être une prérogative qui relève du Président ou du Premier ministre est l’une des grades questions de la Ve République.

Floran Vadillo :Dans la constitution, le Président ne dispose pas de pouvoir sur l’administration. Ainsi, plus vous « politisez » le coordonnateur, plus vous en faîtes un « conseiller renseignement » du Président de la République. Cela explique le statut hybride du CNR, qui est à la fois conseiller mais également impliqué dans l’administration. En l’état, le CNR ne peut pas évoluer davantage à moins de lui donner un double rattachement à la fois conseiller auprès du chef de l’État mais également conseiller auprès du Premier ministre. Ce double rattachement est le seul moyen de donner au CNR des prérogatives supplémentaires et étoffer sa capacité d’action. Ainsi, son rôle pourra compter et surtout ce sera le poste qui lui a été initialement défini. Aux États-Unis, le DNI a un bureau avec 1500 employés, en France ils sont une trentaine.

Les services de renseignements n’ont pas manifesté autant de méfiance que les membres de l’Elysée face à l’arrivée d’un CNR. Cela a-t-il étonné ?

Floran Vadillo :La méfiance vient en effet davantage des conseillers que des services de renseignements. Il faut savoir qu’un

conseiller du Président en France, n’a pas d’administration, il n’a pas de moyens

de contraintes hormis la délégation de confiance que lui octroie le Président de la République. Un conseiller « ne pèse » que s’il est proche du Président. L’accès au Président de la République est la plus grande bataille des membres de l’Élysée. Quand un acteur estime qu’un tiers vient perturber son accès au Chef de l’État, il veutle«tuer»carilenvadesasurvieet de sa capacité « à peser » dans le jeu.

Le CNR a-t-il réussi à amoindrir la concurrence entre les différents services de renseignements ?

Floran Vadillo :Oui et non. Oui il a réussi parce que le CNR joue au juge de paix et que les services ne peuvent pas s’opposer en permanence et la menace terroriste ne leur a pas laissé de choix. Il n’est pas possible aujourd’hui d’avoir des divergences dans la lutte contre le terrorisme. Non il n’a pas réussi car comme dans une entreprise, vous développez une culture de corps et vous rejetez souvent le corps d’à côté, c’est une logique purement humaine. Alexandre Papaemmanuel :Le CNR a permis à un autre cercle d’exister. Ils ont fait remonter des informations des prisons, de la gendarmerie...

Dans cette compétition de l’information, d’autres acteurs sont apparus et c’est une plus-value pour la communauté du renseignement.

Quelles sont les relations qu’entretient aujourd’hui le CNRLT avec les services de renseignements et les membres de l’Élysée ?

Floran Vadillo :L’actuel CNR et patrons du renseignement disent qu’elles sont bonnes, mais personnes n’avoue que les relations sont mauvaises pendant qu’ils sont encore en poste ...

Nicolas Sarkozy crée en 2007 la DPR (Délégation parlementaire au renseignement). La France est alors le dernier pays d’Europe avec Chypre à ne pas disposer d’une telle instance. Comment expliquez-vous ce retard et quels sont les dispositifs de la DPR ?

Floran Vadillo :En 2007, quand Nicolas Sarkozy crée la DPR, il reprend une initiative de Dominique De Villepin. À l’époque, il est directement visé dans l’affaire Clearstream où il est accusé d’avoir instrumentalisé la direction nationale du territoire, l’ancêtre de la DGSI contre Nicolas Sarkozy. Pour Dominique De Villepin, créer une instance de contrôle politique était un moyen de prouver son innocence. Nous étions le dernier pays d’Europe à se doter d’une DPR car en France il y a une réticence de l’Exécutif à voir le parlement se mêler de ses affaires. Cette situation n’est pas propre aux services de renseignements. Il n’existe pas un contrôle parlementaire qui soit suffisamment établi pour parler d’un contre-pouvoir. C’est la culture politique française. Politiquement, le renseignement a toujours été un facteur de crises et les initiatives de contrôles parlementaires ont toujours accompagné les crises. Il y a eu la crise de 1973 avec les supposées écoutes de la DST sur le « Canard enchaîné », le « Rainbow Warrior », le Rwanda... l’Exécutif veut à chaque fois contrôler le renseignement lors des crises. Or à ce moment-là la machine se braque. Et finalement, il faut souligner que les parlementaires eux-mêmes n’investissent pas le sujet du contrôle. Parallèlement, le renseignement lui-même n’a atteint sa maturité que très récemment.

Alexandre Papaemmanuel :Ce sont deux mondes qui s’affrontent, d’un côté celui des renseignements qui est très secret et de l’autre l’arène politique. Il a fallu que ces deux mondes s’apprivoisent. Il faut trouver l’équilibre entre un contrôle juste et une certaine transparence.

Ange Macini, CNR sous Nicolas Sarkozy, déclare « En Angleterre, œuvrer dans le monde du renseignement est extrêmement noble, vous êtes James Bond et la reine fait de vous un "Sir”. En France, vous êtes un "barbouze” ! » Comment expliquez-vous ces deux visions opposées ? Cela est-il notamment une conséquence du « Rainbow Warrior » ?

Floran Vadillo : Il y a une culture politique qui est très différente. Par exemple : un Britannique diplômé d’Oxford peut faire le choix de rejoindre les services de renseignements car c’est aussi glorieux que de rejoindre le « Foreign office » (Ministère des Affaires Étrangères) ou la « City » dans le domaine économique. En revanche, en France aucun étudiant brillant ne se dirige vers le renseignement. Les énarques ne sont à la DGSE que depuis 5 ans. Auparavant, ils considéraient cela comme un temps mort dans leurs carrières. La haute fonction publique et les universitaires en France dépréciaient le renseignement. Le renseignement en France a été un amoncellement de crises. Le côté secret leur confère une mauvaise réputation. Il y a encore peu de temps, les militaires n’avaient pas de considération pour les services de renseignements.

Alexandre Papaemmanuel :En France, tout est cloisonné, les passerelles entre les différentes voies n’existent pas comme en Angleterre ou aux États-Unis. En France, les gens ont des étiquettes dont il est difficile de se défaire. En comparaison, le DNI, James Clapper, a effectué durant sa carrière, des allers-retours permanents entre le privé et les services de renseignements.

Alain Zabulon, CNR de François Hollande déclare « le renseignement est une politique d’État à part entière, même si sa mise en œuvre est protégée par le secret ; il paraît naturel que les Français sachent comment l’État les protège ». Faut-il informer les Français des agissements des différents services qui sont, par leur nature même, secrets ?

Alexandre Papaemmanuel :À chaque crise, les services de renseignements se remettent en cause. Les renseignements sont sous le feu de la rampe à cause de l’actualité. Les commissions d’enquêtes sont fréquentes. C’est évidemment une politique publique avec des fonds et des investissements importants et cela nécessite une transparence comme dans toutes politiques publiques. Il faut expliquer aux gens l’organisation et le contrôle de ces services. Après, le secret mérite de rester secret. La transparence s’impose mais elle a ses limites.

Floran Vadillo :Avec Jean-Jaques Urvoas, nous avions un principe : il faut publier plus que ce que nous cachons. Le secret est résiduel, cela ne veut pas dire que le résiduel est restreint. Néanmoins, il faut être dans une logique de publication. Le grand apport de la révolution française c’est la publicité des débats. Notre démocratie s’est construite sur l’idée de faire reculer l’arbitraire qui se nichait dans le secret. Nous ne pouvons pas dans un sujet de politique publique aller à rebours d’un grand principe hérité de la révolution française. La règle c’est la publicité car elle permet de se moderniser et d’évoluer, le secret relève du résiduel.

Les différents CNR se comparent souvent au DNI (Director of national intelligence) américain. Pensez-vous qu’il soit nécessaire de s’approcher du modèle américain et donner plus de pouvoir et responsabilité au CNR pour avoir des services de renseignements plus efficaces et mieux organisés ?

Alexandre Papaemmanuel :C’est la volonté du Président, seul lui décide réellement du pouvoir du CNR. James Clapper avant de devenir DNI de Barack Obama pose des conditions très claires. Il demande par exemple au Président américain de ne pas rencontrer la CIA sans sa présence. Pour ne pas se mettre la CIA à dos, James Clapper prend un membre structurant de la CIA comme adjoint. C’est cet équilibre des services de renseignements qui a permis aux américains d’avoir une longévité et une pérennité dans l’action des différentes institutions.

Floran Vadillo :La réforme idéale devrait au moins conférer au coordonnateur un pouvoir d’arbitrage budgétaire et pour cela il doit être rattaché à la fois au Président et au Premier Ministre.

Aux États-Unis, avec notamment l’affaire de l’ingérence russe dans la dernière campagne présidentielle, le DNI a confirmé les accusations des services de renseignements. Cela est un signe d’indépendance du DNI par rapport au Président américain. Cette situation est-elle possible en France ?

Floran Vadillo :Dan Coats a été nommé par Trump et il a effectivement reconnu

l’ingérence et il a dénoncé cette situation ! Mais les régimes et les modèles institutionnels sont différents. Aux États-Unis il y a le principe des contre-pouvoirs ; même les pouvoirs du Président américain sont encadrés. Donald Trump est souvent en négociation avec le congrès. Le Président des États-Unis est moins omnipotent que le Président français. En France si le CNR nuance un propos du Président de la République, il sera sans emploi la semaine suivante !

Les services de renseignements sont passés d’une récolte d’information artisanale à une récolte massive d’informations. L’enjeux est aujourd’hui de trier et d’exploiter ces informations. La France en a-t-elle les moyens ?

Alexandre Papaemmanuel :À la faveur de la réforme voulue par Nicolas Sarkozy avec le Livre Blanc sur la sécurité et la défense nationale, la France a par exemple massivement investi dans les capteurs spatiaux, aériens et terrestres.

Floran Vadillo :Il y a une volonté de traiter ces données. Les deux pays acteurs sur le plan industriel et technologique sont les États-Unis et Israël. Il y a des informations, mais il existe également des limites dans la récolte et la fusion des données. Il ne faut pas non plus s’aligner sur la législation des États-Unis pour aller plus loin dans l’exploitation. L’ultra exploitation américaine n’est pas non plus la panacée... elle n’a pas empêché les attentats de Boston et ceux qui ont suivi ! Il faut réfléchir à définir la « donnée » et lui octroyer une souveraineté dans un cadre juridique qui évolue mais qui doit également protéger les citoyens. Les services de renseignements n’espionnent pas que « les méchants » il y’a également des « gentils ». Il y a des ingérences dans la vie privée qui sont légitimes et légales, mais elles doivent être restreintes et contrôlées.

Les services de renseignements français se protègent-ils mieux des écoutes de pays alliés comme des États-Unis depuis l’affaire Snowden ou avons-nous accepté de facto cet espionnage réciproque ?

Alexandre Papaemmanuel : Barack Obama l’a dit juste après l’affaire Snowden : rien ne changera, les services de renseignements sont également là pour ça ! Le renseignement c’est récupérer des informations dissimulées et cachées. La prise de conscience a néanmoins été importante et il y a désormais une meilleure protection cyber et une meilleure éducation pour avoir une meilleure hygiène numérique. C’est cela la vertu de Snowden. Nicolas Sarkozy a essayé de créer « une alliance de l’espionnage » avec Barack Obama, mais cela ne se fera jamais !

Floran Vadillo :Nous étions impressionnés par les capacités d’espionnages révélées par Snowden, or elles étaient déjà obsolètes au moment où il les rend publiques ! Si la NSA a continué à évoluer, ses moyens de renseignements doivent être encore plus forts et plus intrusifs ! Les services de renseignements - même alliés - s’espionnent de manière agressive, car c’est une compétition. Il faut connaitre la part de rivalité et la part de coopération. Sur la lutte contre le terrorisme, les services coopèrent très bien et c’est « naturellement » moins le cas sur les questions économiques.

 Selon vous, à force de ne parler que de lutte contre le terrorisme il y a un risque de reléguer au second plan « l’espionnage et l’ingérence économique ; la prolifération des armes de destruction massive ; les cyberattaques ». Quelles sont les actions de la France pour ne pas tomber dans ce travers ?

Floran Vadillo :La publication récente de la stratégie nationale du renseignement montre qu’il y a un problème dû à la détermination et à l’orientation de l’activité des services sur la lutte contre le terrorisme.

Les politiques réfléchissent de manière pragmatique. Les citoyens redoutent le terrorisme donc cela implique une détermination des politiques à lutter contre ce phénomène. Aucun responsable politique n’affectera les moyens alloués à la lutte contre le terrorisme à un autre secteur. Pourtant les autres luttes comme l’ingérence économique ou la lutte contre la criminalité représentent des menaces plus destructrices à long terme que le terrorisme. Les services de renseignements sont l’émanation de l’État et l’État travaille pour ses citoyens.

 Le titre de votre livre est « Les espions de l’Elysée » mais le CNR n’est pas un espion. Par ailleurs, une des critiques qui a été faite aux services de renseignements français est justement celle de ne plus avoir suffisamment d’espions sur le terrain et de se concentrer sur la récolte d’information.Faut-il remettre les espions au cœur de l’enquête ?

Floran Vadillo :La question que se pose le CNR est la suivante : suis-je le chef des espions ? Il faut mettre un curseur entre le renseignement technique et le renseignement humain. La France n’a pas fait le choix de la technicité comme les américains, mais plutôt celui d’un panachage des deux. Dans un souci de rééquilibrage, l’ancien président et l’actuel ont permis des recrutements importants. Nous restons plus équilibrés que de nombreux pays.

Alexandre Papaemmanuel :Le défi est aujourd’hui culturel. Il faut que des institutions très marquées acceptent de nouveaux profils. Il faut plus de mixité dans les services de renseignements. D’ailleurs, il commence à y a voir des recrutements de jeunes aux parcours variés.

Les services de renseignements collaborent-ils davantage depuis les attentats de 2015 ?

Floran Vadillo :La collaboration des services européens est ancienne. Il y a une thèse de Thomas Baussardo qui montre que la coopération policière européenne débute au 19e siècle avec la lutte contre le terrorisme anarchiste et ensuite nationaliste. Il y a une pression politique plus forte liée à l’accroissement des risques terroristes, mais la coopération européenne a toujours été de bon niveau. Le défi aujourd’hui est la coopération judiciaire en matière de lutte contre le terrorisme. Il existe des marges d’améliorations : la collecte de preuves, la mise en place d’équipes d’enquêtes communes ainsi que la possibilité de juger des délits transnationaux.

Alexandre Papaemmanuel :Didier Le Bret témoigne néanmoins d’une volonté de coopération plus forte au lendemain des attentats. Une volonté renforcée par Emmanuel Macron et son désir de créer une académie européenne du renseignement. Même si les services de renseignements en Europe et à l’étranger vont toujours privilégier les échanges bilatéraux aux échanges multilatéraux.

Bio-express

Floran Vadillo

Enseignant à Sciences Po, directeur conseil dans une grande entreprise française de services du numérique. Il occupait auparavant les fonctions de conseiller auprès du ministre

de la Justice, chargé notamment du renseignement et de la lutte contre le terrorisme.

 

Alexandre Papaemmanuel

Enseignant à Sciences Po, auditeur de l’IHEDN, Alexandre Papaemmanuel est directeur défense, renseignement et sécurité au sein d’une entreprise innovante du numérique.

Il a occupé plusieurs fonctions de direction dans l’industrie de défense.