Voyage littéraire dans un « printemps » arabe qui ne le fut pas
Par AbdejlilnLahjomri, Secru00e9taire perpu00e9tuel de lu2019Acadu00e9mie du Royaume

Les mots disent tout et le contraire de tout. Comme cette expression « printemps arabe » que Benoît Méchin, dont les lecteurs connaissent l’engagement réactionnaire, utilise pour encenser en 1959 des régimes politiques que plus d’un demisiècle plus tard des révoltes feront chuter. Elle est curieusement, choisie, par les journalistes et les écrivains pour décrire la chute de ces mêmes régimes qu’il glorifiait. Enthousiastes, et pressés, ils parleront à propos de plusieurs oeuvres romanesques de prémonition comme si l’écrivain pouvait être un mage ou un devin. Un critique à ce propos rappelle à juste titre l’erreur de l’épouse du prix Nobel José Saramago qui affirmait que dans le roman de son mari intitulé « La lucidité », cet écrivain avait prophétisé le printemps arabe. Le manque de lucidité de cet auteur sur une affaire aussi vitale pour notre pays que celle du Sahara marocain justifierait que l’on se méfiât de ce genre d’affirmation. Les écrivains, témoins ou acteurs ont été impuissants littérairement à nommer les événements que vivaient leurs sociétés. « Printemps », pour les uns, « Hiver » pour les autres, « Révolution », « Révoltes », « Effervescences », « Dérèglements », « Guerre civile », « Soulèvement », « Bouleversements » « Batailles », « Manifestations » pour la plupart, la parole littéraire s’est retrouvée en déroute devant cet imprévu historique, cet « inattendu » selon l’heureuse expression des organisateurs du colloque de Lyon. « L’inattendu dans la création littéraire et artistique à la lumière du Printemps arabe».

La littérature de l’urgence qu’on a vu surgir tout au début de ces événements comme (L’Etincelle, Par le feu de Tahar Benjelloun), s’il est légitime de lui concéder quelques accents émouvants, n’est qu’une littérature de l’éphémère. Les romans qui prendraient en charge cet inattendu sont encore à écrire. En évoquant le roman de Mathias Enard « Rue des voleurs », les critiques affirment souvent et hâtivement que nous avons là le roman réussi du printemps arabe. On oublie que l’auteur lui-même le dément, et nous dit que ce qui est appelé improprement « printemps arabe » n’est pas le fil rouge de son récit. J’y lis l’errance de mon jeune compatriote Lakhdar, sa tragique descente aux enfers, symbole d’une génération en perdition. Certes, le récit accueille en toile de fond les péripéties de cet imprévu historique, mais il s’intéresse plus à l’évocation d’un univers clos qu’au chaos printanier, s’intéresse à l’univers sans issue de ces jeunes de l’entre-deux, de l’entre ici et l’ailleurs, d’entre la tradition et la modernité, d’entre la foi et la laïcité, étrangers à l’autre et surtout étrangers à eux-mêmes. Personnage décalé, le héros du récit « Rue des Voleurs » ne ressemble en rien aux manifestants idéalistes d’un printemps qui ne l’a jamais été. Il est désabusé, défait avant d’avoir manifesté, avant d’avoir lutté, hors-jeu, ou hors-je. Dans tous les cas, hors de ce « printemps ». C’est Maati Kabbal qui remarque que, s’intéressant au printemps politique, les analystes ignorent ce qu’il appelle lui, « le printemps invisible », celui de la création artistique.

Le débat sur l’existence ou l’absence d’une création esthétique qui aurait accompagné « le printemps arabe » est peu visible, affirme-t-il. Et aux questions qu’ils se posent et nous pose : « Que peut la littérature dans le processus de changement en cours ? Quels en seront demain les récits et les modes de fiction ? Via quelles langues et quels langages sera abordée cette nouvelle réalité ? Il voit trois axes de réflexion : une première thèse qui stipule que rien ne sera comme avant et que la façon d’écrire les récits sera nécessairement affectée. Une deuxième thèse qui doute qu’il y ait un quelconque changement, et la troisième qui suggère que « le temps du récit n’est pas le temps de la révolution ». C’est cette troisième thèse qui me paraît juste, il faut pour que la littérature de fiction naisse et soit fertile en oeuvres marquantes, une lente maturation, un temps long de gestation, une distanciation d’avec les événements faisant de l’auteur un observateur plus qu’un acteur engagé. Ceux là, les acteurs engagés de tout bord écriront un jour leurs mémoires qui serviront à l’imagination de romanciers pour en faire des récits de fiction. Mais les acteurs dans le monde arabe écrivent peu ou font peu écrire leurs engagements politiques. Comment dès lors la parole romanesque pourra-t-elle trouver les mots pour « esthétiser » la singularité de ce surprenant inattendu historique dans des oeuvres de fiction aux formes et aux langages renouvelés ? Pourra-t-elle, cette parole libérée, offrir demain à la postérité littéraire l’oeuvre qui illustrera, décrira et fixera ce bouleversement sans précédent de notre manière d’être dans le monde, de la manière d’être de notre culture dans le monde ?