Entretien avec Jeremy thomas « Je suis enraciné dans la contre-culture »

Ayant un penchant particulier pour l’excentricité, le producteur britannique indépendant oscarisé dont les génériques incluent « The Last Emperor », « Crash », «Sexy Beast» et « Un thé au Sahara », a toujours aimé faire le contraire des autres. Cultivant des germes beaucoup plus rock’n’roll que ses pairs, le septuagénaire débonnaire ayant produit près de 70 films, est réputé pour placer ses metteurs en scène dans un contexte qui leur est étranger. Rencontre avec « Le dernier empereur du cinéma indépendant » qui aime rendre « l’impossible » possible à travers des films alternatifs qui font la différence à l’image de  «Pinocchio» de Matteo Garrone ! Entretien réalisé par Kawtar Firdaous

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : « Le dernier empereur » (1987) de Bernardo Bertolucci aux 9 Oscars  a changé votre vie et a boosté votre carrière ?

jeremy Thomas :   Oui, j’ai été chanceux de travailler avec un tel maître, il fait partie de ces créateurs du « beau ». J’étais le témoin d’un grand cinéma. Je ne m’attendais pas du tout à un tel succès. C’était une surprise. Tout le monde nous a dit que c’était impossible de faire un film en Chine, avec autant de figurants. Personne n’avait jamais entendu parler de Mao. On nous a donné beaucoup de liberté pour faire ce film, une œuvre cinématographique qui pour moi, a frisé le parfait.

Pourquoi avoir accepté de produire «Pinocchio» de Matteo Garrone, avec Roberto Benigni ?

Garrone est surtout connu pour ses films noirs, tels que «Gomorrah», mais a rêvé d’adapter «Pinocchio» de Carlo Collodi depuis qu’il était enfant. Roberto Benigni est un acteur incroyablement doué. En tant que Geppetto, il apporte une profonde humanité au rôle et un sentiment de douceur. C’est un Benigni bénin. Généralement, je suis plutôt «analogique» et je me méfie des effets numériques excessifs, mais là, c’était stupéfiant. Pinocchio c’est comme un monstre technique avec beaucoup d’effets. L’équipe des effets spéciaux (Mark Coulier) a fait un travail incroyable avec les visages, le maquillage, le bois…C’est un film d’artisan italien. C’est pourquoi j’aime travailler en Italie en raison de la nature artisanale du cinéma là-bas. J’ai été ému aux larmes lorsqu’il j’ai vu le rendu final.

Qu’est ce qui vous a attiré dans cette histoire ?

Bien que l’histoire de Pinocchio soit l’un des contes les plus connus au monde, peu de gens ont lu le roman de Collodi de 1882, qui est un récit édifiant avec des nuances sombres. C’est le texte original qui nous a attiré, Garrone et moi. L’histoire originale est assez sombre. Par exemple, les jambes de Pinocchio sont brûlées. Il est en bois et il obtient une nouvelle paire de jambes. Geppetto a pitié de lui. Mais au moment où il obtient de nouvelles jambes, il s’enfuit à nouveau. C’est un récit édifiant qui dit que si vous êtes un garçon très méchant, vous allez souffrir. En fait, la version de Garrone est très pure et très italienne, elle capture l’esprit et le cadre originaux du roman de Collodi.

Vous avez aussi produit pour la 1ère fois une série télévisée réalisée par le japonais Takashi Miike ?

Effectivement, c’est une première pour moi, je n’ai jamais voulu produire de série télévisée auparavant, car je préfère l’expérience du grand écran. Vous savez, c’est vraiment agréable d’aller au cinéma pour voir un film dans lequel vous vous êtes impliqués et que le public réagit à votre film. Ceci étant, le nouveau projet de Miike offre des possibilités créatives stimulantes.

Vous avez produit plus de 60 films, quels sont vos critères de sélection ?

C’est une histoire de goût ! Je produis en me basant sur mes préférences. En tant que producteur indépendant, j’aime les cultures populaires. Quand vous allez au restaurant, vous choisissez dans le menu ce que vous aimez. Vous ne commandez pas en demandant au serveur quel est le plat le plus populaire ! Dans l’industrie du cinéma, les gens choisissent les films qui vont fonctionner le plus, mais pas moi. Et plus j’avance dans l’âge, plus je choisis ce qui me plait. Après 45 ans de production, je peux me permettre de choisir ce que je veux. Je continue à expérimenter des choses inhabituelles, des trucs fous. Quand on me soumet une idée, j’essaie de la fertiliser. Je ne choisis pas un film en fonction de son de genre, ce qui m’intéresse, c’est le vrai cinéma.

Au début, c’était facile pour vous de percer ?

Non, ce n’est jamais facile. On a l’impression que c’est facile mais ça ne l’est pas, c’est un domaine très dur. Je ne travaille pas seul, c’est un travail d’équipe. J’ai commencé dans le Business quand c’était très sain, c’était plus facile de faire des films indépendants, que maintenant. Mais avec mon expérience et la confiance que me témoignent mes pairs, je me se sens plus confiant. Je cherche les films alternatifs qui peuvent faire la différence.

Vous choisissez les réalisateurs avec qui vous travaillez ?

On se choisit mutuellement. Je dois vivre une sorte d’aventure avec le réalisateur. Je compare souvent le rôle du producteur, dans le couple avec le réalisateur, à celui d’une épouse. Je dois avoir une affinité avec le réalisateur pour lui faire confiance. J’aime travailler avec quelqu’un qui va me montrer et m’apprendre quelque chose de nouveau que j’ignore.  J’accorde plus d’importance à l’originalité qu’à la perfection. J’ai toujours fait passer l’inventivité avant l’argent et parfois des scènes qui paraissent chères à tourner sont en réalité celles qui ont demandé le moins de budget.

Vous avez tourné plusieurs films au Maroc. Qu’est ce qui vous attire dans notre pays ?

La lumière est incroyable ici. Il y a des surprises visuelles et fantastiques très spéciales, des paysages exotiques fabuleux, ça vous surprend tout le temps. J’ai tourné trois films au Maroc et j’en ai gardé un très bon souvenir, notamment Bad Timing « Enquête sur une passion » ou « Un Thé au Sahara » The Sheltering Sky, 1990 de Bernardo Bertolucci, qui a été une très grande expérience pour moi, on a tourné avec des centaines de figurants, à Ksar Ait Benhaddou, un village situé dans la province d’Ouarzazate, on a traversé le désert du Maroc, jusqu’en Algérie, puis au Niger, avec 200 personnes, avec des équipes grandioses…aujourd’hui, on ne referait plus cela, on le fera en digital ! Je devais tourner à Tanger Naked lunch « Le pain nu » 1991 avec David Cronenberg sur la vie du romancier William S. Burroughs, on avait préparé toutes les scènes et il y a eu la guerre du Golf, on a tout perdu, on avait préparé pendant des mois pour tourner dans la médina, c’était très décevant !

Vous avez animé une Conversation avec le public au dernier festival de Marrakech. Quelle leçon de production vous leur avez transmis ?

J’ai essayé d’expliquer mon point de vue qui est très différent des autres et assez subjectif. Quand je parle à de jeunes réalisateurs qui ont été éduqués dans des écoles à la Film Business School, ma façon de faire leur semble incroyable, impossible ! Moi, j’aime rendre l’impossible réel. Je vois ce que les autres ne voient pas, je lis entre les lignes. J’équilibre aussi les pressions vers l’harmonie. Parfois il faut soulager les histoires d’argent, parfois les anxiétés artistiques.

La chose la plus difficile dans votre boulot ?

Trouver de l’argent. Quand vous produisez un film, vous avez le contrôle sur le réalisateur, les acteurs, vous êtes responsable…et c’est un sentiment très plaisant de pouvoir tout mettre ensemble pour que ça fonctionne. Je ne cherche pas à produire des films avec des budgets colossaux mais plutôt avec des stars, …J’ai fait 3 ou 4 films avec des Lama tibétains, c’était fascinant mais très dur de les faire accepter et de les distribuer. L’astuce c’est d’avoir une idée géniale avec une poignée de stars qui supportent le film, une bonne musique qui va plaire et des lieux de tournage qui font rêver. Un producteur doit créer une bonne ambiance pour favoriser et donner libre court à la créativité.

Que pensez-vous de la mondialisation de la production, genre Netflix ?

J’adore les salles obscures, mais c’est une réalité qu’on doit accepter dans un monde qui se numérise. Ça ne change pas la manière de raconter des histoires. Je ne maîtrise pas le marché du streaming mais le terrain de jeu est devenu plus petit. Les cinémas ne sont pas là, les distributeurs non plus ! La télévision n’achète pas de films, idem pour les streamers qui veulent être propriétaires des films, mais s’intéressent moins aux indépendants comme moi. Netflix domine avec la qualité de ses films et ne pense pas au marketing de la même manière que moi qui est très enraciné dans la contre-culture et qui s’implique dans ses projets !.