Comment la neuvième symphonie de Beethoven a conquis le Japon
Par AbdejlilnLahjomri, Secru00e9taire perpu00e9tuel de lu2019Acadu00e9mie du Royaume

Dans un livre consacré à l’engouement du peuple japonais pour la neuvième symphonie de Beethoven intitulé « Le Sacre de l’hiver », on retrouve l’éducation, encore l’éducation, toujours l’éducation comme fondement du développement économique, social et culturel d’une nation et de son accès à la modernité. Vérité de la Palisse que de rappeler que l’ère Meiji en élisant l’éducation comme un des principes fondateurs du nouveau Japon a fait aujourd’hui de ce pays, qui était au début de cette ère encore archaïque, soumis à l’autorité dictatoriale du Shogun, replié sur lui-même et rétif à l’accueil de l’auteur, l’un des plus innovants de la planète. Ce qu’il est toutefois indispensable de rappeler, c’est que ce choix irréversible était adossé à un autre choix encore plus irréversible : celui de l’empereur Meiji d’engager son pays dans « une entrée organisée et volontaire dans la modernité ». Organisée, parce que méthodique, réfléchie, raisonnée, couvrant l’ensemble des manifestations de la civilisation de l’Occident, à imiter, à appréhender, sans écarter celle qui comme la musique classique pourrait paraître futile dans cette course à l’absolue maîtrise de la technologie.

Volontaire, parce que mue par une détermination, une énergie, une ténacité et une opiniâtreté qui la rendaient irrévocable. Cette irréversibilité encouragera le peuple japonais à chercher les secrets de la modernité jusque dans ce qui se dissimule derrière les phrases musicales les plus élaborées de la neuvième symphonie de Beethoven. Daniel Pipes, un des éditorialistes américains des plus conservateurs n’hésitera pas à écrire que « la modernité implique la maîtrise de la musique classique ». Sans adhérer à une si impérative affirmation, on est amené à constater que dans sa conquête méthodique et vigoureuse de la modernité, le Japon a investi l’ensemble des disciplines et des secteurs où elle se manifeste. La musique classique est l’un de ces domaines. La première école de musique classique est édifiée en 1887 à Tokyo. Les premiers concerts sont exécutés dès le début du siècle. L’orchestre philharmonique de la NHK est créé en 1925, et à cette époque déjà, la neuvième de Beethoven commençait à être l’une des pièces préférées d’un public de plus en plus averti. Et ce sera par la suite une méthode japonaise d’apprentissage du violon, la méthode Suzuki qui deviendra la plus célèbre et ce sera une marque de piano japonaise Yamaha que préféreront les apprenti-artistes. (On vient d’apprendre il y a quelques jours, que les célèbres pianos Pleyel ne seront plus fabriqués en France).

Les résistances ne manqueront pas au Japon qui tenteront de freiner cette dynamique, mais le désir de modernité était tel que plus rien ne pouvait entraver ni arrêter sa marche vers le progrès. Ni le conservatisme religieux, ni le nationalisme méfiant, ni l’embarras vis à vis de l’autre, étranger. Comme tout, bien-sûr, va se jouer dans l’école, le système éducatif accueillera la modernité dans toute son ampleur. L’enseignement musical sera par exemple obligatoire dans le cours préparatoire et l’élève apprendra à déchiffrer le solfège comme il apprendra à écrire et à lire sa langue maternelle et son alphabet. Il l’apprendra en même temps que trois systèmes d’écriture, comme le signale Michel Wasserman, auteur du « Sacre de l’hiver » et fait-il remarquer avec l’alphabet occidental enprime. La frilosité de certains de nos pédagogues et de certains parents qui hésitent à inscrire leur progéniture simultanément dans l’apprentissage de plusieurs langues étrangères à la fois, de la musique, de la danse, de la peinture, des arts ménagers, de la calligraphie, de peur d’une accumulation épuisante des disciplines pour leur âge nous paraît bien dérisoire face aux capacités des jeunes esprits à apprendre et à comprendre. Leurs prouesses dans le maniement du langage des tablettes, des Smartphones est la preuve la plus désarmante de leur ingéniosité. Elle continue à étonner les plus sceptiques de nos éducateurs. Daniel Pipes, dont je ne partage pas les analyses ni les prises de position politiques réactionnaires et hostiles fait remarquer toutefois à juste titre « qu’au Japon, la musique classique a perdu son caractère étranger pour devenir un art entièrement japonais ».

Ce pays ira jusqu’à faire exécuter en allemand le dernier mouvement de cette symphonie, « L’hymne à la joie », par une chorale de 10.000 chanteurs, impressionnante de rigueur. La chaîne télévisuelle ARTE a consacré à cette gigantesque chorale des dix mille une émission passionnante de vérité. J’entends déjà surgir les critiques et persifler les persifleurs. Comment prôner l’enseignement de cette musique quand on sait l’échec de l’enseignement le plus basique qui soit de l’écriture et de la lecture ? Quand dans les régions les plus déshéritées, les enfants sont démunis de tout ce qui peut aider à faire éclore leur génie. Pourtant, « Que de Mozart assassinés ! ». Nous hésitons encore à embrasser la modernité jusque dans ce qui en fait l’ornement. Frileux, embarrassés, beaucoup d’entre nous croient perdre leur âme dans la jouissance que procure cet ornement. La réussite des festivals de Rabat, de Fès, d’Essaouira, d’Agadir, de Casablanca, en dépit des critiques acerbes et des dénonciations ridicules, a démontré que le désir de modernité traversetoutes les couches sociales de notre pays dans leur diversité. Il faut simplement transformer l’essai. Mais pourquoi dès lors ces succès ne se traduisent-ils pas par des conservatoires équipés, un enseignement musical généralisé dans les écoles, les collèges, les universités, et les quartiers, qu’ils soient, favorisés ou défavorisés. Les artistes talentueux de l’orchestre philharmonique ne sont pas issus des familles les plus aisées, les plus privilégiées, mais bien au contraire de familles modestes, les plus humbles. Beaucoup d’entre eux peinent encore à acquérir leur propre instrument, et peineront longtemps.

Les concerts qu’ils offrent à un public enthousiaste sontla preuve que cette musique émeut un public aussi éloigné de ses harmoniques que l’était le public japonais. Qu’est-ce qui fait dès lors qu’il y a peu d’écoles de musique ? F. Bensaïd, fondateur de l’Orchestre philharmonique du Maroc, initie courageusement au Maroc une expérience qui s’inspire de celles entreprises au Venezuela et au Brésil et quiont réussi. Et c’est « Mazaya ». Au Venezuela et au Brésil, Beethoven s’apprend et se joue dans les favelas, dans les bidonvilles, dans des environnements les plus improbables, dans les quartiers les plus pauvres, les moins accueillants. Et le miracle, c’est que cela fonctionne. Avec « Mazaya » chez nous aussi, cela fonctionnerait et Farid Bensaïd ne prêcherait pas dans un désert d’indifférence pour peu que l’enseignement musical l’emporte sur les hésitations sceptiques des gestionnaires de l’éducation et de la culture et investisseles espaces délaissés de nos cités, surtout les espaces abandonnés. L’orchestre philharmonique du Maroc qu’il a fondé jouera bientôt la neuvième de Beethoven, comme un écho aux séances de préparation de tous les concerts qui se joueront en cette fin d’année à Tokyo, à Osaka, et dans une centaine de bourgades japonaises, comme pour nous dire, qu’au Maroc, cette symphonie peut être exécutée aussi avec talent, comme pour nous inviter à nepas oublier Ahmed Essayed, génial compositeur,« ermite » à Meknèset pas du tout prophèteenson pays, à ne pas oublier non plus tous nos artistes éparpillés de part le monde, qui ont conquis ce monde mais ont peu joué et chanté chez eux, comme pour nous dire qu’il faut aller chercher les Beethoven, et les Mozart dans les espaces les plus reculés du royaume. Le Japon l’a fait. Le Maroc peut relever le défi et le faire. Ce n’est pas une provocation, c’est une conviction