Pseudo-influenceurs, la Halka 2.0

 

Ils viennent remplir un vide. Ils servent de modèles à leurs suiveurs. Ils partagent une certaine «expertise» et ils sont la voix de ceux qui n’en ont pas. Les nouveaux « influenceurs » trouvent leur légitimité dans l’adoration inconditionnelle de leur followers.   

 

Par Hayat Kamal Idrissi

 

De la bonne ménagère débordante d’ingéniosité à la fashionista qui ne rate pas une miette des nouvelles tendances mode, à l’ingénieux «weld lwe9te» qui vous livre la recette des bons placements avec zéro dirham investi ; en passant par  «l’experte en relations humaines» qui vous guide dans votre quête du prince charmant, la grande connaisseuse (en quoi au juste !?!) qui partage ses recettes magiques pour acquérir les bonnes rondeurs là où il le faut… sans oublier les blogueurs les plus profonds qui, eux, versent dans l’analyse de tout: Des sujets sociaux aux sujets politiques en passant par ceux culturels, artistiques, sportifs, scientifiques, médicaux. En plus des prédicateurs religieux, qui sont légion, et qui émettent en continu des fatwas aussi « farfelues » les unes que les autres. Une véritable Hakla virtuelle ! Absolument tout passe sous l’œil et la langue acérés d’un nouveau type de « prescripteurs d’opinion », pour le bonheur de milliers voire de millions de followers.

 

Effet miroir

 

Blogs, vlogs, chaines sur youtube ou simples comptes sur facebook ou Instagram… tout les canaux sont bons pour véhiculer des avis, des informations, des idées et des opinions personnelles qui prennent, par la magie des réseaux sociaux, l’allure de «vérités avérées». Des «vérités» qui sont consommées, comme elles sont venues, à la va vite… souvent sans  être analysées, filtrées ou juste remises en question par des followers en mal de modèles mais surtout de porte parole.

Des jeunes, des femmes, des hommes, parfois même des enfants qui, grâce aux réseaux sociaux et la large marge de liberté qu’ils offrent, trouvent finalement un espace qui les «représente», comme l’affirme Hassan Baha, doctorant en sociologie de l’image. « Voir quelqu’un qui vous ressemble, qui parle à votre manière, qui a apparemment les mêmes références socio-culturelles  que vous, s’exprimer ouvertement, librement dans un espace public… est considérée finalement comme un exploit personnel, une réalisation en soi », analyse le chercheur. Le suivre devient alors une évidence, croire en ce qu’il prêche, une grande  probabilité. « La fréquence des interventions de son idole en rajoute à cette nouvelle dépendance déjà accentuée par la révolution des médias et des réseaux sociaux », ajoute Baha.

Source privilégiée d’informations, les visites du blog ou de la chaine de ces « nouveaux prescripteurs d’opinion » deviennent une nécessité.  C’est en effet la meilleure manière de rester in. Vérifier l’information ? Analyser les idées véhiculées directement ou indirectement ? On n’a pas souvent assez de temps. « On se contente de digérer ces fast-idées. Le sens critique aux abonnées absents, les filtres tombent et tout est absorbé et qu’importe la valeur  intellectuelle ou le degré d’expertise ou de connaissance de l’influenceur émetteur », analyse de son côté Samia El Merdi, psychologue clinicienne.

Faux guides    

 

Fini le temps, de l’ancien model du leader d’opinion ! Celui qui, eu égard à sa notoriété, son image, son statut social, sa profession, ses activités ou son style de vie, est apte de recommander une idée, une entreprise, une marque ou un produit. Et dont les recommandations sont reconnues par un grand nombre de «consommateurs». D’après les sociologues Élihu Katz et Paul Lazarsfeld, les leaders d'opinion forment un groupe social spécifique qui se caractérise par « un haut degré de sociabilité et la prise de conscience de leur influence en tant que guides ». Cette influence est d'autant plus grande que leurs caractéristiques sociodémographiques sont proches des individus à qui ils destinent leur message.

Un double tranchant si l’on considère les dérapages qui peuvent en résulter si un influenceur n’a pas le background nécessaire. Le cas de cette vlogueuse originaire de Kénitra. A ses débuts, elle se présentait comme une bonne ménagère débordante d’ingéniosité. Elle partageait ses conseils et ses astuces avec des femmes au foyer en mal d’inspiration. Des milliers de suiveuses qui progressivement, seront amenées à partager une vision franchement rétrograde de la place de la femme au foyer mais aussi dans la société. « Laver les pieds à son mari », « se prosterner devant lui », « limiter son existence à la cuisine et aux tâches ménagères »… De «simples» gestes et mots qui provoqueront d’ailleurs l’ire des féministes scandalisés. « L’influence de telles idées sur des esprits peu critiques et ouverts à toute influence, est sans limites »,  nous assure Bouchra Abdou, activiste féministe à l’Association Tahadi pour la Citoyenneté. Traquant tout type de « violence numérique » envers les femmes sur la toile, ces activistes s’alarment devant ce flux d’idées rétrogrades.

 

La pandémie des routineuses

 

Dans leur ligne de mire, la pléiade de chaînes youtube  de « Routini al yawmi » (Ma routine quotidienne). Des femmes et des jeunes filles qui partagent avec leurs followers, leur quotidien. Tâches ménagères, cuisine, soins ou juste des séances de « bavardage entre voisines » en ligne ; avec, en supplément des zooms accentués sur leurs « atouts physiques ». La concurrence rude sur ce terrain « chaud » donne lieu à des surenchères bien en chair.  « Pour le plaisir d’internautes voyeuristes. La preuve le nombre impressionnant d’abonnés à ces chaînes au contenu douteux », analyse le chercheur en sociologie de l’image. Ce dernier note d’ailleurs l’explosion phénoménale de ce type de chaines sur youtube. « Un effet enrôleur certain qui encourage de plus en plus de youtubeuses à se lancer », rajoute-t-il.

« Hafida Show », « Souma beauté », « Rotini yawmi avec Nouhaila », « Fati Cool »… des centaines de youtubeuses qui redoublent « d’ingéniosité » pour attirer les vues. L’exemple de Hafida  qui a récolté 203.000 vues avec sa nouvelle vidéo, postée il y a juste une semaine, laisse perplexe quant aux nouveaux critères d’influence. Des propos disloqués devant un lit défait, avec une gestuelle aux connotations pseudo-érotiques… Le « show » comme l’appelle elle-même, fait un tabac. « Les followers cherchent un modèle auquel s’identifier et avec lequel ils entrent en échange. Les réseaux sociaux leur permettent ce processus d’interaction. De leur côté, les influenceurs accomplissent ce que leur communauté d’abonnés attendent d’eux », explique Baha. Hafida et ses centaines de collègues, ont-elles bien compris les besoins du consommateur ?

 

Mutations

 

Emberto Eco avant sa mort en 2016, s’en inquiétait déjà et l’exprime crument et sans chichi. «Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d'imbéciles qui, avant, ne parlaient qu'au bar, après un verre de vin et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite alors qu'aujourd'hui, ils ont le même droit de parole qu'un prix Nobel. C'est l'invasion des imbéciles». De l’exclusion de la part de l’intellectuel ? Peut être ! L’on peut cependant comprendre ses motivations et ceux des détracteurs de ces nouveaux leaders, en faisant un simple tour sur youtube et compagnie.

Liberté d’expression, espace ouvert, tendances à gogo et de tout genre, libre choix, une véritable halka grandeur nature. Le droit à la parole est à la portée de tout le monde… mais est-ce que tout le monde est bien outillé pour bien digérer et analyser  cette marrée phénoménale d’idées et d’influences ? A-t-on le droit de s’inquiéter quant aux retombées de cette « révolution» ou devrait-on l’intégrer telle une mutation sociale «naturelle» rentrant dans l’ordre de l’évolution des choses ? Le temps est seul capable de répondre à de tels questionnements. En attendant, suivons !