Entretien: « Notre tissu productif national déjà fragile, n’a pas pu être résilient face au choc du covid-19 ».

Impact du covid-19 sur les défaillances des entreprises et délais de paiement, cadre juridique, mesures pour redresser la barre et éviter des défaillances en cascade… la présidente de Wimen et expert-comptable, Leila Andaloussi fait le point .

Propos Recueillis par Mounia Kabiri Kettani

 L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Quel effet du coronavirus sur  les défaillances des entreprises ?

Leila Andaloussi : Les entreprises marocaines, comme d’autres dans le reste du monde, ont été lourdement impactées  par la pandémie. Le ralentissement, voire l’arrêt d’activités, induits par l’état d’urgence sanitaire, s’est traduit par des baisses significatives de chiffres d’affaires, un tarissement des liquidités, une aggravation des charges fixes et baisse de rentabilité. Notre tissu productif national déjà fragile n’a pas pu être résilient face à ce choc.

La défaillance en général se solde par une procédure judicaire déclenchée dès lors que l’entreprise devient insolvable sans retour de situation possible. A cette date nous n’avons pas encore de recul et de statistiques pour savoir si les entreprises ont eu recours à cette procédure suite à l’impact du covid-19. Certes les entreprises potentiellement défaillantes sont nombreuses. Mais, en tout cas nous espérons que les mesures de soutien, prises par les pouvoirs publics permettront d’atténuer les effets.

Quels sont secteurs les plus concernés par cette défaillance ?

Si certains secteurs ont pu tirer leur épingle du jeu, comme la distribution, les secteurs de la technologie et de la santé, d’autres ont été quasiment paralysés et aujourd’hui sont en train de repenser leurs plaies. Il s’agit bien entendu du tourisme, de la restauration, des agences de voyages, du secteur aérien, de l’industrie du loisir de la culture mais aussi le secteur des énergies renouvelables. L’export également en raison du fléchissement de la demande de nos partenaires en désarroi par la crise, a également lourdement ressenti les conséquences de la pandémie. Le secteur automobile fortement impacté au début est entrain de sortir de sa léthargie.

Quel regard portez-vous sur l’impact relatif aux délais de paiements ?

Les délais de paiement un récurrent et épineux problème ressurgit de nouveau en pleine crise de covid. En effet, ce facteur est pointé du doigt dans 40% de cas de mortalité des entreprises. Concernant les établissements et entreprises publiques, l’observatoire des délais de paiement qui publie régulièrement sur le portail du ministère de l’économie et des finances les délais déclarés par les établissements publics, fait état d’une moyenne de 40 jour à fin mai. Le ratio est en amélioration malgré la crise du covid. Mais il ne s’agit que d’une moyenne qui cache des écarts disparates en termes de délais de paiement dont certains encore longs nuisent de façon manifeste la santé financière de nos entreprises.

Quant aux délais de paiement imposés par le secteur privé, ils restent très longs et nécessitent qu’une solution soit trouvée pour en atténuer l’impact destructeur sur l’économie surtout dans le contexte actuel difficile. Quand on sait que pour les entreprises françaises la rigueur est de mise et que les délais habituels ne dépassent pas 10 jours en temps normal, on peut espérer pouvoir aussi un jour au Maroc réussir ce challenge et atteindre un délai de 60 jours.  Aujourd’hui, ils se situent aux alentours de  212 jours pour la TPE et 120 jours pour la PME d’après les chiffres d’inforisk. La sanction en France, telle qu’elle est encadrée par le code de commerce, en cas de non-respect des délais, est dissuasive. Elle consiste en une amende administrative dont de montant peut aller jusque ‘a 2 millions d’euros pour une personne morale avec une publication systématique de la sanction sur le site de la Direction Générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes . Par ailleurs le commissaire aux comptes joue un rôle crucial. Il doit communiquer des informations sur les délais de paiement dans le cadre d’une attestation qu’il doit adresser au ministre chargé de l'économie si elle démontre, de façon répétée, des manquements significatifs en la matière.

Concernant les accords sectoriels, pour des délais dérogatoires, au Maroc il y a un toujours un vide juridique en la matière.  Les textes sont prévus, mais devraient être matérialisés par un accord des fédérations sectorielles.  Sont concernés par les délais dérogatoires la pêche, l’agroalimentaire, l’immobilier, la sidérurgie, etc

Est-ce que le cadre juridique actuel et ce qui a été mis en place jusque là pour agir sur les délais de paiements est suffisant ?  

Les mesures juridiques qui ont été prises, jusque-là l’ont été pour apporter des réponses ponctuelles et de façon pragmatique à la crise. On ne peut pas parler d’un véritable cadre juridique mis en place. Ce sont uniquement des mesures spots. Tout reste à faire maintenant que ce soit au niveau de la législation des sociétés, du code du travail, du droit social, le droit des contrats pour ne parler que de l’environnement de l’entreprise.  Le covid-19 a démontré les limites du système juridique actuel.

Le gouvernement a mis en place une batterie de mesures pour soutenir les entreprises notamment les PME. Ces mesures sont-elles suffisantes selon vous ?

L’état a été très réactif et a pris les devants, dans l’urgence à travers le comité de veille économique. Des mesures appropriées en faveur des entreprises ont permis de reporter les échéances de dépôt des bilans et de paiement des impôts, pour les entreprises réalisant moins de 20 millions de dirhams de chiffres d’affaires. La CNSS a mis en place un régime d’indemnisation financé par le fonds spécial covid 19, au profit des salariés en arrêt temporaire de travail relevant d’entreprises en difficultés. 134 mille entreprises en ont bénéficié représentant 950 mille salariés durant le mois d’avril 2020 avec la possibilité de suspendre le paiement des cotisations sociales. Selon le ministère du Travail, ces arrêts temporaires d’activité ont atteint 77% dans le secteur de l’hébergement et la restauration, 52% pour les industries de transformation.

Concernant les tensions de trésorerie, le produit Damane oxygène a été beaucoup sollicité pour financer le besoin en fonds de roulement de quelques 17.600 entreprises. Quant au secteur informel, il a fait l’objet d’une campagne d’aide qui a atteint plus de 4 millions de ménages.

Donc ces mesures de sauvetage de l’économie ont été nécessaires. Fortement déployées, elles ont maintenu le cap de l’emploi, injecté de la liquidité car adossés à la garantie de la CCG. Le report des échéances fiscales a été une véritable bouffée d’oxygène.

Le 30 juin les entreprises ont été exemptées du paiement immédiat des acomptes de l’impôt sur les sociétés reportés au 30 septembre. Quant aux mesures de régularisation volontaire de la situation fiscales, elles ont également bénéficié de report pour permettre aux entreprises d’y faire face.

Pour renforcer la reprise des plans soutenus secteur par secteur sont nécessaires avec des mesures lourdes à porter par l’Etat qui boosterait la commande publique, qui s’engagerait a alléger les prélèvements fiscaux et sociaux des secteurs en difficulté pour que les entreprises ne licencient pas. Un fonds pour soutenir ces entités sous forme de subventions à financer certaines charges serait également le bienvenu.

Que préconisez-vous pour redresser la barre aujourd'hui, relancer les activités et éviter des défaillances en cascade ?

D’abord la loi de finance rectificative devrait constituer le levier fiscal d’une stratégie de relance économique qui puisse bien entendu préserver les équilibres financiers.

Cette loi de finance devrait être drivée à mon sens, par des mesures encourageant l’investissement pour la reprise d’activité et la restauration d’un climat de confiance et sérénité. Et à ce titre, la suspension des contrôles fiscaux, jusqu’ à la fin de l’exercice 2020 serait la bienvenue. Pour les secteurs d’activités sinistrés comme l’hôtellerie, la restauration les agences de voyages, les transports, des allégements de coûts sous forme d’une annulation des charges fiscales et sociales reportées, permettrait de sauvegarder leur compétitivité. Pour relancer les capacités productives des entreprises, arrêtées dans leur élan par cette crise, un appel par le biais de la fiscalité à investir et renforcer la productivité permettrait de faire repartir la machine. Le maintien de l’emploi devrait toutefois être encouragé par de nouvelles mesures à envisager jusqu’à la fin de l’année, qui devraient prendre le relais sur le dispositif actuel de la CNSS et ne pas se limiter aux volets report des cotisations. Parmi les enseignements de cette crise, l’accélération inédite de la digitalisation qui s’impose désormais. Il serait intéressant d’orienter les investissements aussi dans ce sens par des mesures fiscales appropriées.