« Les Marocains sont dans une phase de jonglage »
Dr Khalid Hanefioui, chercheur en sociologie/consultant formateur en du00e9veloppement personnel.

L’Observateur du Maroc. D’après l’étude du HCP, le mariage est de moins en moins apprécié que ça soit chez les hommes ou chez les femmes. Comment expliquez-vous ce changement de perception ?

Khalid Hanefioui. Tout d’abord, je voudrais signaler que l’étude du HCP mérite une attention particulière étant donné qu’elle est très riche sur le plan informationnel et pourrait être exploitée par des chercheurs de différentes disciplines. En revanche, ladite étude présente des données empiriques brutes et vierges dont la manipulation et l’analyse nécessitent une vigilance épistémologique et méthodologique pour éviter de réduire un tel phénomène social et humain à sa dimension quantitative et à des simples statistiques avec le risque de tomber dans des explications partiales et partielles.

En effet, c’est un petit peu difficile de dire que le mariage est de moins en moins apprécié chez les Marocains hommes et femmes. En revanche, personne ne peut contester que les Marocains se marient de plus en plus à un âge avancé. Au Maroc, l’âge du mariage a donc reculé de neuf à onze ans pour les deux sexes. Selon l’étude en question, les hommes convolent en justes noces, en moyenne, à près de 32 ans et les femmes à un peu plus de 26,6 ans.

Pour ce qui est du changement de perception, il semble que nous sommes devant un phénomène qui nous oriente vers une explication globale par le biais de différentes pistes interdépendantes.

Sur le plan économique, les nécessités qui accompagnent le mariage, telles que l’emploi, le logement, et le coût de l’éducation des enfants, constituent une contrainte à laquelle l’individu est confronté, quand il pense contracter le mariage et fonder une famille. Ceci retarde de plus en plus l’âge du mariage. La pauvreté et la situation de précarité d’une partie non négligeable de la population marocaine, estimée à 14,2% des ménages qui sont sous le seuil de pauvreté relative, et 17,3% qui se trouvent sous le seuil de la vulnérabilité, empêchent bon nombre de jeunes parmi ces catégories de ménages à s’engager dans le mariage.

Sur le plan social, de plus en plus de jeunes lettrés poursuivent leurs études au-delà du baccalauréat et sont amenés à traverser une longue période à la recherche d’un emploi. En outre, le problème du chômage, en particulier le chômage des diplômés, retarde le mariage des jeunes. Un tel phénomène a un impact sur la croissance démographique qui a été ralentie ces dernières décennies.

Sur le plan psychologique, il y une tendance générale vers le choix personnel aussi bien pour les filles que pour les garçons. Les jeunes aspirent à associer affectivité et sexualité et ne veulent plus se contenter du seul exercice de cette sexualité sociale prescrite par la famille surtout que les exemples transmis par les médias et via les nouvelles technologies de l’information et de la communication leur font connaître d’autres expériences et d’autres possibilités pour accéder à l’épanouissement affectif et sexuel.

Toujours d’après cette étude: le mariage est encore largement considéré comme une valeur religieuse et sociale de référence, pourtant, on hésite beaucoup plus avant de franchir le pas. Que signifient exactement cette ambivalence et cette sorte de contradiction ?

A partir de l’étude du HCP et des données ethnographiques dont nous disposons, on constate que le mariage préserve sa signification sacrée et religieuse comme, d’ailleurs, le cas dans toutes les religions monothéistes. L’une de ses missions consiste à multiplier

« L’oumma» et la communauté des croyants et à permettre d’exercer une sexualité honnête et protégée.

Dans la société marocaine d’aujourd’hui, le mariage est encore considéré comme une valeur religieuse et sociale et considéré comme un indicateur de religiosité. Le mariage demeure un phénomène social complexe, bien que les préoccupations psychologiques individuelles aient pris une importance de plus en plus grande. Il obéit toujours, dans son principe, à des normes collectives, fixées et durables, qui contribuent à maintenir les structures et les traditions antérieures.

En ce qui concerne l’ambivalence d’attitude, il faut signaler que malgré cet héritage symbolique, les règles du jeu ne sont plus les mêmes au niveau du choix. Les familles commencent à accorder plus de liberté aux jeunes dans le choix du conjoint et du moment du mariage et les jeunes s’orientent de plus en plus vers la liberté de choix mais avec un respect de l’autorité parentale. Ils cherchent à vivre et à connaître la vie avant le mariage. Une variable importante intervient, c’est la perception de l’âge au niveau social. S’il y a vingt ans, la trentenaire était considérée déjà comme une vieille fille, vouée au célibat à vie, elle représente, aujourd’hui, le symbole de la réussite professionnelle, qui doit précéder presque impérativement l’engagement dans une vie conjugale. Dans ce contexte de mutations, les filles commencent à devenir sélectives dans leurs choix de « l’homme idéal ».

Peut-on considérer que les Marocains sont en train de vivre une rupture avec les valeurs traditionnelles de leur société en s’orientant vers des modes de vie plus ou moins modernes et occidentalisés ?

Avant de tenter de répondre à cette question, il faudrait noter que la question des valeurs nécessite une approche particulière. L’observation longitudinale montre que la société marocaine traverse actuellement des mutations profondes qui touchent ces différents univers. Le passage de la société traditionnelle moraliste à une société légaliste a comme effet l’existence d’un polythéisme et d’une diversité des valeurs.

Sans rentrer dans une réflexion axiologique, on peut dire que les Marocains ne sont pas dans une logique de rupture avec leurs valeurs traditionnelles mais plutôt dans une phase de jonglage marquée par une cohabitation entre deux systèmes de valeurs. Si la religion a été dans le passé la source principale des valeurs fondatrices de la société marocaine, nous assistons aujourd’hui à une multiplicité des lieux et des sources de valeurs. Le conflit de valeurs a toujours existé, mais il se trouve de nos jours beaucoup plus amplifié par l’effet des changements au sein de la société avec la mondialisation, l’ouverture de l’espace et des frontières et le développement des technologies de l’information et de la communication.

Cette attitude plus récalcitrante envers le mariage n’est-elle pas l’expression d’un malaise sociale ? Peut-on parler de crise de confiance en l’autre, en l’avenir personnel et en l’avenir du pays en général (économiquement, politiquement…) ?

Il serait difficile d’examiner l’attitude des Marocains envers le mariage sans lier cette attitude à la confiance envers l’Autre. La confiance et son antipode, la méfiance, sont deux phénomènes complexes et diffus dans les relations humaines.

Désignée par le terme « Niya » dans le contexte traditionnel marocain, la confiance continue à constituer la base de toute relation avec l’autre et fait partie du lexique des relations interpersonnelles marocaines en général et des relations conjugales en particulier. La confiance permet de créer des interactions interpersonnelles positives au sein du couple et d’instaurer une relation de complicité.

La nouvelle dynamique que connaît actuellement la société marocaine est marquée par des mutations qui ont contribué au changement des repères nuptiaux et à l’instauration d’un climat de défiance et de diminution de la confiance envers l’autre. L’autre, notamment le sexe opposé, pourrait être conçu comme une menace d’où la persistance des mariages « inter groupes » car ce n’est pas un terrain inconnu, donc moins de peur et plus de confiance dans ces mariages. Cette crise de confiance commence à s’installer non seulement au niveau des relations interpersonnelles mais aussi envers l’institution familiale et le système sociétal avec ses différentes composantes (institutions, système politique, justice, administration, école, etc.).

Quel rôle les médias, toutes catégories confondues, jouent dans ce changement de mœurs et de vision ?

L'influence des médias sur la société est une réalité incontestable. Une réflexion approfondie sur l’enjeu identitaire des médias pourrait nous montrer que la communication médiatique est un processus interactif d'influence et de persuasion sur la société.

En ce qui concerne le Maroc, le paysage médiatique a intégré depuis plus d’une décennie un processus de modernisation et la nouvelle Constitution cherche à garantir le droit d’accès à l’information, la liberté d’expression et la liberté de la presse. Dans ce contexte, l’établissement médiatique a renforcé son rôle en tant que l’une des institutions de socialisation, à coté bien sûr, des institutions classiques. Ladite institution contribue à l’éducation au sens large du terme et au conditionnement des perceptions, des idées et des valeurs (…). De même, elle pourrait contribuer à forger les identités.

Aussi, les institutions médiatiques recueillent et transmettent les valeurs matrimoniales et en même temps reflètent les soucis et les angoisses des jeunes envers le mariage. Le fait d’exposer les problèmes du couple dans les médias, par certaines institutions, pourrait amplifier ces angoisses. Les jeunes marocains peuvent facilement s’identifier avec les couples à problème. Tout le monde écoute aujourd’hui des émissions de radio ou regarde des programmes de télévision qui se donnent pour objectif d’aider des couples à résoudre leurs difficultés sur les ondes. Ces émissions, sous le généreux couvert d’une aide ou d’une consultation de (psychologie, coaching, sexologie), évacuent l’intériorité tant des protagonistes que des spectateurs qui assistent en voyeurs à l’exhibition de problèmes personnels.