Drame de Tanger: On a pensé à l’accompagnement psychologique ?

 

 

Survivre à une catastrophe, voir mourir ses collègues devant ses yeux, perdre des êtres chers d’une manière brutale dans un accident collectif … Le traumatisme est lourd et l’épreuve insoutenable. Un accompagnement psychologique des rescapés est-il prévu cependant ? Le point.

 

Par Hayat Kamal Idrissi    

 

Une mère qui perd ses quatre filles d’un seul coup, une fillette qui perd sa mère et  son père à la fois, un ouvrier qui perd son frère et un autre son cousin, d’autres leurs collègues et amis… Le drame de Tanger n’en finit pas de faire de nouvelles victimes. « C’est un très lourd traumatisme psychique pour les familles des victimes qui se retrouvent soudainement confrontées un horrible drame », commente d’emblée Dr Mohamed Zakaria Bichra, psychiatre à Rabat. Décrivant ce type d’épreuves comme un violent bousculement des repères de tout individu, il note le caractère spécialement douloureux de la perte de ses proches dans une catastrophe.

Des morts vivants

 

« Cette mère qui s’attendait à retrouver ses quatre filles le soir autour d’un repas familial et qui les perd d’un seul coup ne peut qu’être choquée et profondément endeuillée », ajoute le psychiatre. Ce dernier nous rapproche davantage de la douleur d’une mère amputée de ses enfants d’une manière aussi brutale. « La mort de son enfant est vécue souvent, par la mère, comme une mort de soi. Une mère se projette naturellement dans le futur en imaginant qu’en vieillissant, elle sera soutenue par ses enfants, qu’ils seront là pour elle et qu’elle mourra entre leurs bras. Lorsque le contraire se produit, c’est un véritable chamboulement de repères ; une déstabilisation psychique profonde qui requiert absolument un suivi psychologique à court et à long terme », soutient Dr Bichra.

Mais cette mère endeuillée n’est pas la seule à être frappée de plein fouet par ce drame. Qu’en est-il des rescapés, ceux qui ont assisté à la noyade de leurs collègues ou de leurs parents dans ce maudit sous-sol à Tanger, et qui ont survécu à la catastrophe ? S’en sont-ils sortis indemnes pour autant ?

 

 

« Il y a certes les familles des victimes, mais il y aussi les rescapés, les survivants. Ceux-là restent souvent bloqués à l’instant fatidique. Le temps s’arrête sur ce moment précis de l’accident », explique le thérapeute. Vivant et revivant l’incident, certains rescapés expérimentent à tout moment cet affrontement brutal avec la mort. « Un rescapé, c’est comme un mort vivant. Il est en état de sidération. Il n’en revient pas qu’il a pu échapper à la mort et il faut absolument l’aider à sortir de cet état de choc », nous explique Bichra qui n’oublie pas de mentionner « la culpabilité du rescapé » : Ce sentiment de culpabilité développé par des survivants malmenés par une conscience trop pointilleuse.

Traumatisme collectif

 

Dans les guides internationaux de prise en charge des victimes de catastrophes, les spécialistes n’oublient pas les témoins. Nullement épargnés, ces derniers n’échappent pas à l’onde choc. Youness Maymouni, journaliste tangérois, était parmi les premiers arrivés sur les lieux du drame. La mort dans l’âme, il nous raconte son terrible ressenti en voyant les éléments de la protection civile, sortir les cadavres en série de l’atelier submergé. « Pour la première fois de ma vie et de ma carrière journalistique, je n’ai pas pu braquer ma caméra pour filmer ce cauchemar, pour capter la douleur insoutenable des familles et le défilé macabre des cadavres sans vie. Je me refusais à éterniser ce moment atroce ! », nous raconte Maymouni, la voix tremblante au téléphone. Des mots émus pour décrire l’une des plus douloureuses expériences de l’existence du jeune journaliste.

« Mais ça reste au cas par cas. La profondeur du traumatisme dépend cependant des antécédents de chaque individu, de sa fragilité psychique et de sa manière de gérer ses émotions. Si les uns ont absolument et immédiatement besoin d’accompagnement psychologique, d’autres vont essayer de surmonter l’épreuve en puisant dans leur force intérieure », analyse le psychiatre. Il mentionne toutefois le caractère indispensable d’un soutien immédiat dans le cas de telles catastrophes. Car au-delà des effets immédiats, de telles épreuves peuvent générer des dysfonctionnements à long terme, comme l’affirme le praticien. « Certains vont souffrir d’insomnie, de sommeil tourmenté de cauchemars, des angoisses, développer des dépressions… » énumère-t-il.

Seuls face à la tempête 

 

« L’accompagnement psychologique des victimes, des familles et des rescapés n’est pas un luxe. Il est indispensable pour une prise en charge adéquate. Traiter les blessures et apporter les soins médicaux n’est pas suffisant. Il a été prouvé que la prise en charge psychologique joue un rôle primordiale dans le rétablissement des victimes », explique pour sa part Mustapha Jaâa, chercheur doctorant en droit de santé et syndicaliste à Tanger. Ce dernier déplore d’ailleurs l’absence dans nos hôpitaux, de cellules d’urgence pour assurer dès les premiers instants la prise en charge médico-psychologique des victimes de catastrophes. « Pire, la plupart des hôpitaux publics ne sont pas dotés d’un service de psychiatrie. Ces derniers sont généralement installés ailleurs au niveau d’unité indépendantes », décrit le chercheur.

 

 

Pas de cellules d’urgence, pas de service de psychiatrie in situ dans les hôpitaux publics, les victimes et les familles doivent affronter seules leur traumatisme. « J’opère depuis de longues années aux urgences de cet hôpital et j’ai jamais vu une cellule ou un psychologue dépêché auprès des victimes de grands accidents ou autre. A part les cas de viol et de violences contre les enfants et les femmes », nous assure cet urgentiste casablancais requérant l’anonymat.

Des propos qui sont confirmés d’ailleurs par Mustapha Jaâa. D’après le chercheur, seules les femmes et les enfants victimes de viol ou de violences, bénéficient d’un accompagnement par les assistantes sociales et par les psychologues cliniciens. Un document cadre datant de 2017, sur le Programme national de la santé pour la prise en charge des femmes et enfants victimes de violence, décrit d’ailleurs ce processus. Pourquoi donc ne pas adopter un tel mécanisme d’accompagnement pour les autres victimes ? « Il faut dire que nous avons une grande pénurie de psychologues et c’est un véritable handicap. Ceci sans oublier le fait que l’on se focalise sur le traitement physique en négligeant le psychique », explique le chercheur.

 

A l’aide !

 

Si certaines victimes sont toutefois orientées après vers les hôpitaux de psychiatrie, d’autres sont livrées à elles-mêmes. « Après le drame, aucun soutien psychologique n’a été offert aux familles ou aux rescapés. Il y a certains volontaires qui se proposent sur les réseaux sociaux pour offrir leur aide, mais rien d’officiel », nous assure Youness Maymouni depuis Tanger.

 

 

Un triste constat et un grand point d’interrogation surtout lorsqu’on apprend qu’ailleurs, en plus des cellules d’urgence médico-psychologiques affectées officiellement, des associations de soutien sont également présentes au chevet des victimes et de leurs proches. Des efforts déployés de part et d’autre pour les aider à reprendre goût à la vie sans trop de séquelles. Nos victimes n’y ont-t-elles pas droit ?