Transport sanitaire, cette anarchie qui tue 

 

Le monde fête aujourd’hui la journée mondiale de la sécurité routière alors que la guerre sur nos routes continue de faucher des vies et de briser des destins. Maillon principal des opérations de secours, le transport sanitaire dans notre pays reste un point noir et une problématique épineuse. Détails      

 

Par Hayat Kamal Idrissi

 

Radwa, la blessure

Radwa Laâlou, avait à peine 24 ans lorsqu’elle perd la vie alors qu’elle évacuait, en urgence, une patiente depuis Assa et à destination de l’hôpital régional d’Agadir. Au bout de neuf mois seulement d’exercice dans son nouveau poste, un accident de la route à bord d’une ambulance met fin à l’existence de cette jeune infirmière anesthésiste pleine de vie et d’espoir.

« Ca s’est passé il y a un an jour pour jour. Le 18 février 2020, ma petite sœur est partie d’une manière tragique en laissant une grande blessure au fond de nos cœurs. Au bout d’un an, nous sommes toujours sous le choc. Si ma mère n’a pas perdu la raison par chagrin, c’est un miracle ! », nous raconte son frère Sohaib Laâlou, la mort dans l’âme. Une vie fauchée et des destins brisés, la triste histoire de Radwa n’est qu’un exemple parmi des milliers représentatifs d’une réalité dramatique.

Avec une moyenne de 10 morts et près de 100 blessés par jour et un coût équivalent à 2,5% du PIB, soit plus de 11 milliards de dirhams par an, les accidents de la circulation constituent un véritable fléau dans notre pays. La vitesse excessive et le non-respect du code de la route sont, selon la Direction générale de la sureté nationale, les principales causes d'un tiers des accidents mortels. S'y ajoutent la vétusté d'une grande partie du parc automobile marocain et l'inadvertance des conducteurs. Les études indiquent que 84 à 89 % des accidents sont dus à l'élément humain, contre seulement 2 % à 3 % dus au mauvais état des routes. Des chiffres éloquents qui dévoilent la gravité de l’hémorragie sur les routes nationales.

Le maillon faible  

Maillon clé dans les opérations de secours lors des accidents mais aussi dans d’autres situations d’urgence médicale,  le transport sanitaire représente cependant une véritable problématique multidimensionnelle. Largement critiqué par les citoyens, les professionnels de la santé n’en sont pas plus satisfaits. « Le transport sanitaire, malgré sa grande importance, reste un secteur anarchique. En l’absence de réglementation et de lois organisatrices, le secteur est géré avec beaucoup d’improvisation », déplore Hamid Kounka, président de l’Association du sud des infirmiers anesthésistes et réanimateurs (ASIAR).

Ce dernier note l’organisation approximative au niveau du ministère de la santé mais surtout au niveau des hôpitaux. « Une ambulance est une unité hospitalière mobile, elle devrait être gérée de la même manière qu’un service au sein d’un hôpital et doit se soumettre aux mêmes réglementations », explique l’activiste. Or, il n’en est rien sur le terrain, comme l’affirme Abdelilah A saissi, président de l’Association marocaine des infirmiers anesthésistes et réanimateurs (AMIAR). « Nous déplorons les nombreux accidents de travail qui surviennent notamment au cours du transport des patients et qui coûtent la vie à beaucoup de nos confrères ou leur cause des handicaps et autres invalidités », s’insurgent le président de l’Amiar en citant plusieurs cas d’infirmiers ayant perdu la vie sur les routes alors qu’ils assuraient le transport d’un patient.

 

 

Hors normes

Des pertes qui, selon A saissi, auraient pu être évitées si le parc automobile respectait les normes en vigueur. Même constat de la part de Kounka, « La flotte des ambulances est loin d’être conforme aux normes en vigueur que le ministère impose d’ailleurs au secteur privé alors que son propre parc auto est loin de respecter », regrette l’activiste. Sous équipées, mal-entretenues, conduites par des chauffeurs qui ne sont pas toujours qualifiés pour ce type de tâches… Ces ambulances deviennent parfois une source de danger au lieu de sauver des vies.

Nous nous souvenons tous du décès choquant du journaliste Salah Eddine Ghomari. Au lendemain de sa mort, son ami Dr Mohamed Jamal Maatouk, a fait une sortie médiatique choquante sur les ondes de radio « Aswat ». Imputant la mort de Ghomari aux flagrantes défaillances du transport sanitaire, Maatouk a affirmé que l’ambulance a trop tardé à venir afin qu’El Ghomari puisse bénéficier d’une prise en charge immédiate. « L’ambulance est arrivée 30 minutes après l’alerte et il n’y avait pas d’oxygène à bord. On a alors dû attendre l’arrivée d’une autre ambulance qui, elle,  n’avait qu’une petite quantité d’oxygène », raconte le juriste. « Comment est-ce possible qu’une ambulance ne soit pas équipée d’oxygène suffisant pour sauver une vie ? Normalement, il devrait y avoir une ou deux bouteilles d’oxygène à bord. Cela fait partie des nécessités médicales du transport et évacuation d’urgence par ambulance », s’insurge alors Mohamed Jamal Maatouk.

Patate chaude

Au-delà de l’état et de l’insuffisance du parc auto, le transport sanitaire dans notre pays présente d’autres anomalies aussi fatales. Les professionnels de la santé évoquent la grande question des ressources humaines. « Qui devrait accompagner les patients évacués ? En l’absence d’une réglementation claire et de lois spécifiques, les réponses à cette question restent tributaires du jugement des responsables de chaque unité hospitalière », nous explique le président de l’AMIAR.

Laissant libre cours à la subjectivité et à l’improvisation, ce vide réglementaire est à l’origine d’un grand débat sur qui est le personnel qualifié pour accomplir cette tâche délicate. « Une ambulance est un service hospitalier mobile. Selon la réglementation, un infirmier, quelque soit sa spécialité,  doit opérer sous la supervision d’un médecin. Or dans la réalité, ce sont souvent des infirmiers et spécialement les anesthésistes qui assurent seuls cette tâche. Ces derniers étant souvent considérés comme qualifiés et assez compétents pour assurer une telle tâche », nous explique A Saissi.

Complications et compensations

Perdus entre les différentes circulaires et coincés entre le marteau de la hiérarchie et l’enclume de l’accusation de non-assistance à une personne en danger, l’infirmier s’acquitte finalement de cette mission. « Tout en risquant d’être poursuivi juridiquement pour faute médicale en cas de complications. Car finalement la loi ne le protège pas dans ce cas de figure», déplore Hamid Kounka. « Une prise de risque qui est doublée d’un manque de compensation financière adéquate. Ceci malgré les grands efforts et le poids psychique et physique d’un transfert médical d’un patient. Les frais dérisoires déboursés à ces infirmiers sont loin d’être à la hauteur de leur mission » note dans un courrier adressé au ministère de la santé, Said Redouani, du bureau régional de l’Union nationale du travail (Sous-massa-Darâa).

« Des frais auxquels les infirmiers n’ont parfois même pas droit car n’ayant pas d’ordre de mission signé en l’absence des cadres des ressources humaines en dehors des horaires administratifs. Si un accident survient, l’infirmier peut toujours courir car opérant en dehors de la réglementation », ajoute Abdelilah A saissi en notant l’absence de planning au niveau des structures hospitalières avec un système de rotation nominatif. Un véritable obstacle au bon déroulement des transferts et qui ouvre la voie aux improvisations de dernières minutes.

Pistes

Problématique tentaculaire, le transport sanitaire est un vrai nid de guêpes. « Vide légal et absence réglementation claire, équipement défaillant, parc auto insuffisant et pas toujours conformes aux normes, flou administratif, ressources humaines perdues, formation continue et spécialisée aux abonnées absents…  La cause principale de cet imbroglio  est l’absence de vision claire et d’une stratégie globale au niveau de la tutelle pour la mise à niveau de ce secteur », analyse Kounka. Plus spécifique, A saissi évoque l’amélioration des moyens de transport des patients en allouant des unités intégrées équipées de toutes les normes de sécurité.

Il remonte à la source du mal en appelant à l’équipement d’infrastructures de base dans les différents établissements de santé. « C’est la seule manière de réduire le volume des transferts qui pèsent également sur les patients et leurs familles», indique l’activiste. Il rappelle d’ailleurs le cout faramineux des transferts par les ambulances du secteur privé et que de nombreuses familles peinent à payer pour sauver leur proches. Quant aux ressources humaines, nos interlocuteurs se réjouissent du lancement il y a quelques années d’une formation d’infirmiers urgentistes spécialisés qui devraient animer les transferts, « Mais dont le nombre reste encore insuffisant pour instaurer des services autonomes de transport sanitaire, avec leurs propres ressources humaines, leurs propres moyens logistiques et leur propre organisation administrative », conclut le président de l’ASIAR.