Légalisation du kif : Qu’en pensent les agriculteurs ?

 

 

 

Tout le monde parle de la légalisation du kif mais on oublie ses cultivateurs. Qu’en pensent-ils ? Ont-ils été préparés à ce grand changement ? Comment voient-ils l’avenir avec ce nouveau statut légal de leur gagne-pain ? Nous avons demandé à des petits agriculteurs de la Province de Chefchouen qui ont partagé avec nous leur ressenti, leurs inquiétudes et leurs espoirs.

 

Par Hayat Kamal Idrissi 

 

Au lendemain de l’examen du projet de loi 13-21 relatif à l’usage légal du cannabis au Maroc lors du Conseil de gouvernement, tenu ce jeudi 25 février 2021, les cultivateurs du kif, eux, nous affirment qu’ils n’en savent pas grand-chose. « On a entendu parler de ça aux informations à la télévision. Mais nous n’avons qu’une vague idée de cette loi. Personne n’est venu nous expliquer ! », nous annonce au téléphone Hassan Al Achhab, agriculteur du kif à Khmiss Louta dans la province de Chefchaouen.

 

Trimer et vivoter

 

Né d’une lignée d’agriculteurs, Hassan a toujours gagné sa vie en cultivant le cannabis sur les hauteurs de son Rif natal. Tout comme les autres habitants de cette bourgade située à une cinquantaine de kilomètres de la ville de Chefchouen, Hassan Al Achhab et ses voisins vivotent du rendement, de plus en plus maigre, d’une culture devenue trop couteuse et beaucoup moins rentable. « La situation s’est aggravée ces cinq dernières années. Auparavant, une récolte de 10 kg de résine engendrait une cagnotte de 90.000 dhs à 100.000 dhs, ce qui nous permettait de vivre plus ou moins à l’aise pendant toute l’année », nous raconte, nostalgique, Al Achhab. « Mais ces dernières années, le prix du kilogramme a vertigineusement baissé pour atteindre au maximum 1500 dhs. On se retrouve à vivoter avec 10.000 à 12.000 dhs durant toute une année, avec des familles nombreuses de 10 à 20  personnes », décrit de son côté Rachid Bouzid.

Un simple calcul mathématique laisse assez perplexe : A Khmis Louta, dans une famille de 8 personnes, on vit avec moins de 2 dhs par jour par personne. « Ce n’est nullement un cas isolé. La plupart des agriculteurs du Kif vivent en dessous du seuil de la pauvreté. C’est quasiment la misère», commentent Houssine et Maymoun, respectivement gérant de la seule auberge de la région et gérant du café du village. Pour Redouane Al Kaed qui s’occupe de la plantation familiale, la situation n’est guère meilleure. « Ces dernières années nous avons trop souffert de la concurrence déloyale des grands agriculteurs et leurs immenses plantations installées sur les plaines et profitant des gros moyens, de la cupidité des distributeurs mais surtout du control serré des forces de l’ordre. Ce qui a étouffé pour de bon notre culture », se plaint Al Kaed.

 

Inquiétude et espoir

 

Avec des récoltes qui leur restent sur les bras, ces petits agriculteurs ont du céder et faire de douloureuses concessions. « Le prix du kilogramme qui arrivait auparavant jusqu’à 10.000 dhs, il en est aujourd’hui à 1000 dhs seulement. Une misère ! », commente-t-il la mort dans l’âme. Nos interlocuteurs nous décrivent un triste vécu d’une population aux prises avec une pauvreté extrême… Dans des conditions semblables, la légalisation du kif ne serait-elle pas une bonne nouvelle ?

« Ca pourrait être positif pour nous si l’Etat prend en considération l’intérêt des agriculteurs et spécialement des petits. Si on nous propose un prix convenable pour vendre notre récolte, nous sommes plus que partants. On ne demande qu’à travailler dans la lumière », nous lance Hassan Al Achhab. Pour lui et ses amis, 100 dhs ou plus pour le kilogramme de bottes de kif serait le prix convenable. Un prix qui pourrait rentabiliser leur dur labeur aux champs et sauver leurs familles du besoin. « Nos terres sont incultivables : Sol pauvre et rare, brouillard permanent, géographie difficile, manque d’eau… Ici il n’y a que le cannabis qui arrive à survivre. C’est le seul capital de la majorité des habitants. L’Etat doit en tenir compte car sinon ça sera fatal pour Khmiss louta et pour les autres villages des tribus de Ghmara », s’inquiète Redouane Al Kaed.

Réhabilitation

 

De son côté Rachid Bouzid nous affirme que le village s’est déjà vidé de 40% de sa population. Quittant leurs terres, des agriculteurs ont migré vers les villes pour survivre. « Certains partent pour travailler, d’autres pour accompagner leurs enfants qui n’ont pas de collèges ni de lycées sur place, les filles sont envoyées dans les usines de textile ou dans les conserveries à Tanger… Le village se vide petit à petit », regrette Al Achhab. Pour ce dernier, au-delà de la légalisation du kif, l’Etat et les élus locaux doivent penser aux mesures d’accompagnement de la population pour bien jouir de ce nouveau statut légal.

« Nous sommes oubliés sur ces hauteurs : Pas de collèges, pas de lycées, pas d’hôpitaux, pas d’opportunités d’emploi. Pour offrir à cette culture légale le milieu propice, il va falloir penser à équiper les villages et à les réhabiliter pour retenir les populations sur place en créant de l’emploi », propose de son côté Bouzid. Même s’ils ne sont pas au courant des détails de ce projet de loi et de ses différents mécanismes et modalités, les agriculteurs de Khmiss Louta placent de grands espoirs dans l’avenir. Ils commencent déjà à réfléchir à des projets de valorisation du produit, à des projets de tourisme vert vu les potentialités naturelles de la région. « Mais il faut que l’on encourage le sens de l’entreprenariat local en facilitant l’accès au financement, simplifiant les procédures administratives et adapter les lois à la donne locale et à sa particularité », espèrent nos interlocuteurs.

 

Loi 13-21

 

Selon le projet de loi 13-21, une nouvelle filière s’ajoutera aux 19 filières agricoles existant au Maroc. Élaboré par le ministère de l’Intérieur, ce texte légalise enfin la culture du cannabis dans notre pays à des fins médicales et thérapeutiques. Le chapitre n°7 de ce projet prévoit la création de l’Agence nationale pour la légalisation des activités afférentes à cette culture. Cette dernière se chargera de la mise en œuvre de la stratégie de l’État en termes de culture du cannabis en plus de son circuit de production, de fabrication, de transformation, de commercialisation et d’acheminement ainsi que de son export et import à des fins médicales, pharmaceutiques et industrielles.

Considérée comme une solution de la problématique du cannabis et du trafic de drogues, cette légalisation sera appliquée via un système d’autorisation et de réglementation pour le développement de cette filière agricole et industrielle. Un dispositif coopératif sera proposé aux cultivateurs. Les coopératives seront ainsi les intermédiaires entre l’agriculteur de cannabis et les sociétés de production, de transformation ou d’export. Ceci en coupant le chemin aux « intermédiaires/distributeurs» qui s’enrichissaient auparavant aux dépends des agriculteurs.