Reportage. Agriculteurs du Kif, la misère grandeur nature

 

Note de la rédaction : A l'occasion de l'examen du projet de loi 13-21 relatif à l’usage légal du cannabis au Maroc au dernier Conseil de gouvernement, nous republions un reportage réalisé en novembre 2018 au Rif, auprès des cultivateurs du kif des tribus de Ghomara. Un arrêt sur image sur le vécu mal connu de cette population.    

 

Si vous êtes de ceux qui croient que les agriculteurs du Kif vivent dans l’opulence grâce aux revenus faramineux de leurs plantations juteuses… Détrompez-vous ! Sur les hauteurs du Rif, la misère règne en maître absolu. Reportage

 

DNES Hayat Kamal Idrissi

 

En cette matinée pluvieuse de fin octobre, le village de Khmiss louta  des tribus de Bni Salmane est presque désert. Les crêtes des montagnes alentour sont déjà couvertes d’une  neige précoce et le froid se fait ostensiblement glacial. Un silence religieux règne en cette matinée du dimanche. Seul un son de battements réguliers et harmonieux vient perturber la quiétude du village. C’est la saison de l’extraction de la résine de cannabis. La plupart des villageois sont occupés en ce moment à récolter le fruit d’un travail assidu qui dure plus de 7 mois.

 

«nderbou l’baniou»

 

Soulaymane, 21 ans, nous accueille dans sa vieille maison rustique construite avec de la terre. Dans une pièce étroite, ils étaient quatre à battre la mesure sur des sortes de «tam tam» à cannabis. ««nderbou l’baniou», c’est de cette manière que nous faisons l’extraction de résine. C’est un travail qui peut durer jusqu’à 12 heures par jour. En contre partie l’ouvrier reçoit 100 dhs par journée de travail», nous explique le jeune agriculteur. Ayant hérité de la plantation familiale, Soulaymane ne semble pas très content de son legs.

L’air fatigué, le verbe accablé, il ne tarde pas à s’ouvrir à nous en partageant les détails de l’existence éprouvante qu’il mène avec sa mère et sa fratrie. «Il suffit de vous dire que toute la famille trime tout au long de l’année dans les champs, qu’il fasse chaud ou froid, pour collecter au final quelque 10.000 à 15.000 dhs. Ce qui en reste après déduction des différentes charges ne dépasse pas les 5000 dhs», nous explique le jeune garçon. Une somme qui sera partagée entre le coût de la main d’œuvre, le coût des graines et de l’entretien des plants. «Nous vivons pendant 12 mois de ce qui en reste de cette somme modique», nous lance, un sourire résigné aux lèvres, la mère de Soulaymane. Le résultat d’un simple calcul mathématique, nous laisse perplexe : Cette famille de 8 personnes, vit avec moins de 2 dhs par jour par personne ! «Et ce n’est pas un cas isolé. La plupart des agriculteurs du Kif vivent en dessous du seuil de la pauvreté. C’est quasiment la misère», commente Maymoun, gérant du café du village et témoin quotidien du combat  d’une population aux prises avec une pauvreté extrême.

 

 

"Maudites plantations"

 

Des propos qu’une simple visite dans la maisonnette privée d’eau et d’électricité, confirme. Point de doute, l’existence du jeune Soulaymane et de sa famille n’a rien de rose. Dur labeur, conditions difficiles, très faibles revenus pour aboutir à une précarité certaine. «Chaque année c’est la même galère, c’est la même misère, pas de gain juste de la peine. J’en perds tout espoir. J’ai un seul rêve… abandonner ces maudites plantations et partir ailleurs. Mais je n’ai pas le choix, c’est tout ce que j’ai», se lamente le jeune homme devant le regard désolée de sa mère.

De l’autre côté de la pièce, un jeune ouvrier nous lance tout en battant fort sur son tamis à résine : «Mon père l’a fait. Il a abandonné ses terres, délaissé ses plantations et il est parti un jour sans demander ses restes… pour survivre je travaille comme ouvrier chez d’autres agriculteurs», nous raconte-t-il avec détachement. Comme la plupart des jeunes du village, Mohamed n’a d’autres débouchées professionnelles que le travail du kif. «Aucune opportunité d’emploi dans le village ou dans la région en général. Les jeunes travaillent dans les plantations de leurs propres familles sinon ils essaient de gagner quelques sous en travaillant chez les autres pendant la saison d’extraction de résine», rajoute Soulaymane. A 2500 dhs seulement le kilo du produit fini, le travail de toute une saison est si «mal récompensé». Pire, l’activité qui est considérée par la loi marocaine comme illicite, prive ces agriculteurs d’une vie « normale». D’après Abdelmajid Aharaz, activiste des droits de l’homme de Bab Bered, ils sont nombreux les agriculteurs qui vivent retranchés dans les hauteurs  sans papiers. «Des marginaux qui sont doublement sanctionnés par  la loi et pas leur condition misérable que rien ne vient améliorer», regrette Abderazzak le voisin lointain, vivant de l’autre côté du «dcher».

 

L'olivier comme culture alternative s'est avéré un véritable fiasco car inadapté aux conditions climatiques locales

Piégés

 

Si les fellahs de Khmiss Louta arrivent à peine à entretenir leurs petits carrés de patates et autres carottes, comment peut-on leur demander de troquer leur culture «bour» de Kif contre des cultures alternatives ? «Nous ne demandons que ça ! La culture du Kif n’est plus rentable surtout avec l’accablante concurrence des énormes plantations de graines génétiquement modifiées et irriguées aux grands moyens. Mais il fallait au moins nous proposer des cultures adaptées à la particularité du climat et du sol infertile de ces montagnes», regrette Noureddine. Entreprenant et profondément motivé, Abderazzak prend son courage à deux mains et passe à l’action en plantant 200 oliviers. Un sacré investissement pour ce simple fellah mais cette énorme prise de risque ne donnera pas pour autant  de fruits. «Au bout d’un an, il n’en reste que 70 oliviers. La plupart ont été emportés par les glissements de terrain très courant pendant la saison pluvieuse. Les survivants voient leurs fruits abattues par la grêle, le vent fort et le brouillard», nous explique le jeune père de famille. Sa récolte annuelle ne dépasse pas les 150 kg d’olives. Consommés uniquement par ma famille et à peine suffisante», rajoute-t-il un sourire ironique aux lèvres. Culture inadaptée, pas rentable et minant les maigres finances de ces agriculteurs, l’olivier ou l’amandier seraient de mauvaises alternatives selon les fellahs de Khmiss Louta. Si ça peut marcher dans des régions à la géographie et au climat plus clément tels Toaunates et Ouazzane, il n’en est rien pour ces montagnes humides et particulièrement froides du Rif.

Piégés, Abderazzak, Noureddine, Soulaymane, Mohamed et les autres n’ont d’autres choix que de cultiver cette terre infertile et têtue qui n’arrive à produire que du Kif. Résignés, ils continuent de vivoter avec un maigre rendement qui a régressé de 80% en dix ans. Marginalisés, presque abandonnées sur ces hauteurs, ils sont privés de routes, d’écoles pour leurs enfants, d’hôpital pour leurs malades. Sans véritables alternatives, ils survivent en attendant des jours meilleurs.

 

Suicide

Une trentaine de suicides en 2017 auxquels s’ajoute une vingtaine enregistrés en cette 2018. La province de Chefchaouen enregistre l’un des plus grand et plus alarmants taux de suicide au Maroc. Pour Abdelmajid Aharaz, acteur civil en contact direct avec les populations marginalisées à Bab Berred, le problème est multidimensionnel. «J’insiste sur le poids de la marginalisation économique et l’isolement géographique dont souffre cette région sinistrée. Une situation générale lamentable qui impacte négativement le moral de la population et la fragilise considérablement. Ceci est valable pour toutes les catégories d’âge», insiste de son côté Mohamed Azzouz, blogueur et activiste facebbokeur du village Amtar (commune rurale de BabBerred). Pour ces acteurs civils, la province de Chefchoauen est une «zone sinistrée à tous les niveaux». Les populations souffrent en silence de l’isolement, la misère, le manque de structures, d’infrastructures et surtout d’un chômage chronique. «L’addiction aux différentes drogues, l’absence de centres divertissement et de débouchées professionnelles en rajoutent et plongent la jeunesse de la région dans le désespoir» concluent-ils.

 

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