Entretien avec Miloudi Moukharik: « Nous sommes maintenant dans la logique de la négociation avant de passer à la protestation »

Lorsqu’il nous a accueilli dans le fastueux salon d’honneur attenant à son bureau, Miloudi Moukharik était encore en train de peaufiner le mémorandum qui devait parvenir au chef du gouvernement le jeudi 6 février au nom de l’UMT, la CDT et la FDT. Cette correspondance n’est pas la seule action concrète que compte entreprendre ce front syndical nouvellement constitué. Les détails.

L’Observateur du Maroc. Après l’annonce de la constitution du front syndical UMT-CDT-FDT, qu’est-ce que vous comptez faire maintenant ?

Miloudi Moukharik. Le mercredi 29 janvier 2014, le siège de l’UMT, l’organisation mère du mouvement syndical marocain, a connu un grand événement dans l’histoire du mouvement syndical marocain, maghrébin et arabe. Les trois secrétaires généraux des organisations syndicales UMT, CDT et FDT se sont réunis, en présence de leurs instances de décision, pour échanger leur analyse de la situation sociale, économique et politique de notre pays, unifier leurs revendications et coordonner leur action. C’est ainsi qu’un échange franc et responsable a eu lieu entre les trois organisations qui converge d’ailleurs vers le même objectif, à savoir la défense des intérêts matériels et moraux des salariés. Cette rencontre est la première de son genre. Après 40 ans de désunion, voire de lutte intestine, le mouvement syndical a donc pris conscience de l’importance de l’unité syndicale. Cette rencontre a été couronnée par une déclaration commune présentant les doléances et les revendications de la classe ouvrière et inscrivant nos actions dans la continuité. Nous avons ensuite élaboré, d’un commun accord, un plan d’action. A l’heure où je vous parle (le 03 février à 14H), une délégation tripartite est en réunion pour élaborer un mémorandum qui sera adressé le jeudi 6 février au chef du gouvernement lui précisant nos revendications et lui fixant un délai pour rouvrir le dialogue social soit sous forme bipartite, entre gouvernement et syndicats, soit tripartite en incluant la CGEM. Nous voulons passer du dialogue social à de vraies négociations nationales pour aboutir à un pacte ou à un accord portant engagement du gouvernement à protéger la liberté syndicale.

Outre la liberté syndicale, quelles sont vos principales revendications ?

Notre réunion de coordination a eu comme effet positif, entre autres, l’unification des revendications du mouvement syndical. Nous n’avons plus maintenant de revendications diversifiées qui pouvaient être parfois contradictoires, mais des revendications unifiées et homogènes. La première d’entre elles concerne la protection de la liberté syndicale qui est un droit garanti par toutes les constitutions qu’a connues le Maroc. Or, ce droit est maintenant violé, bafoué au vu et au su des autorités gouvernementales, dans le privé et même dans la fonction publique. Pire, des exactions sont commises avec, parfois, la collusion des autorités publiques. Les exemples ne manquent pas. à Fès, 520 salariés ont été licenciés pour avoir constitué un bureau syndical UMT. Dans le secteur de l’hôtellerie à Marrakech, à l’hôtel El Menzeh, 15 de mes camarades ont été licenciés pour la même raison. à Casablanca, la liste des syndicalistes licenciés pour fait syndical est longue. à Tanger, 1.400 camarades de la société Comarit ont été licenciés pour avoir exercé leur droit syndical. à Agadir et dans toutes les régions et dans tous les secteurs, la liberté syndicale est bafouée. Pour nous, il s’agit bien d’une vague de répression anti-syndicale. Des syndicalistes aussi bien du privé que du public et du semi-public continuent de faire l’objet de poursuites judiciaires et certains parmi eux sont même emprisonnés pour avoir exercé leur droit. De tels jugements sont prononcés en vertu de l’article 288 du code pénal qui punit les syndicalistes d’une peine allant de 1 moins à une année d’emprisonnement, assortie d’une forte amende. Pour mémoire, cet article est l’héritage du protectorat qui punissait les syndicalistes qui luttaient pour l’indépendance du pays.

Que faites-vous pour contrer cette « vague de répression » ?

à l’UMT, à l’occasion du 20 mars 2013, date anniversaire de la création de notre organisation, nous avons mené une campagne nationale et internationale pour l’abrogation de l’article 288. Nous avons saisi le chef du gouvernement ainsi que tous les ministres, les présidents du Parlement et le président du CNDH. Il est malheureux de constater que nous n’avons reçu aucune réponse de la part de l’Exécutif. Mais il est heureux de constater que le président et les membres du CNDH ont répondu favorablement à notre courrier par une longue correspondance soutenant la position de l’UMT. Le Conseil a aussi soumis au chef du gouvernement une résolution pour abroger cet article. Or depuis le 20 mars 2013, c’est silence radio de la part de l’exécutif.

Mais ce n’est pas uniquement pour faire abroger cet article que votre front a été constitué…

L’autre objectif de notre action commune, est de contrer l’offensive du gouvernement qui frappe de plein fouet le pouvoir d’achat des classes populaires. Maintenant, les travailleurs apprennent chaque jour une augmentation de l’une ou l’autre matière de première nécessité. à cela s’ajoute le gel des salaires et donc l’effritement du pouvoir d’achat. Nous réclamons donc une augmentation générale des salaires, la revalorisation du SMIG et son unification avec le SMAG ainsi que la revalorisation des pensions de retraite. Nous revendiquons aussi l’ouverture des négociations sectorielles. Nous nous élevons contre la décompensation placée sous l’étiquette de la « réforme de la compensation » et nous rejetons les atteintes que prémédite d’opérer le gouvernement sur l’épargne des travailleurs à travers les Caisses de retraite…

Demander des augmentations de salaire à l’heure où le gouvernement crie sur tous les toits que les temps sont difficiles et que l’Etat manque d’argent ne serait-il pas juste un cri dans le désert ?

Nous sommes conscients des difficultés économiques de notre pays. Mais les temps sont-ils difficiles juste pour les salariés et pour les masses populaires ? Il y a des nantis dans ce pays qui ont usé et abusé des richesses nationales et continuent de bénéficier de nombreux privilèges. Dans le mouvement syndical, nous sommes pragmatiques. Nous n’allons pas demander au gouvernement, ni au patronat d’ailleurs, de revaloriser le SMIG de telle sorte que nos entreprises ne deviennent plus compétitives.

Avez-vous alors fixé un quelconque pallier concernant le SMIG ?

Nous laissons l’augmentation du SMIG à la négociation devant avoir lieu avec le gouvernement en présence des représentants du patronat. Nous n’allons pas demander des augmentations de salaire vertigineuses. D’ailleurs le code du travail stipule des négociations nationales qui doivent avoir lieu tous les trois ans pour prendre compte du coût de la vie, de l’inflation… La vraie question est : Que voulons-nous faire de la classe ouvrière dans ce pays ? Est-ce que nous voulons la jeter dans l’exclusion et la pauvreté ou nous voulons lui garantir des conditions de vie et un travail décents ?

Pourquoi n’aviez-vous pas haussé le ton comme vous le faites aujourd’hui lorsqu’il y a eu la première augmentation des prix des carburants ?

Je ne vous cache pas que les échanges de point de vue et des positions avec les autres confédérations syndicales durent depuis trois mois. à un certain temps, à l’UMT nous n’avions pas voulu trop nous engager avec nos camarades des autres organisations parce que le champ politique bouillonnait. L’USFP organisait des marches et des meetings contre le gouvernement, l’Istiqlal en faisait de même. La tension politique était elle que si nous avions entrepris une quelconque action, cela aurait prêté à confusion. Maintenant toues les conditions sont réunies pour que l’on passe à l’action. Il faut dire que l’offense grave et répétée du gouvernement contre le pouvoir d’achat des travailleurs et des masses populaires a accéléré notre coordination avec la CDT et la FDT. Il faut dire aussi que la façon avec laquelle le gouvernement veut traiter la problématique des caisses de retraite nous a mis en colère. Idem pour la loi organique sur le droit de grève.

Ne projetez-vous pas d’élargir votre front syndical à l’UGTM, voire à l’UNTM ?

Nous avons voulu que notre front soit un mouvement syndical libre et indépendant des partis politiques et du gouvernement. à l’UMT, nous sommes très attachés à l’indépendance du mouvement syndical de tout pouvoir. Notre front syndical a son identité dont le soubassement est l’indépendance syndicale. L’ouvrir dès le début à d’autres partenaires peut prêter à confusion dans la mesure où M. Hamid Chabat porte encore une double casquette. Celle de chef du parti de l’Istiqlal que nous respectons énormément et de secrétaire général de l’UGTM. Mais nous voulons éviter l’instrumentalisation de l’action syndicale au profit du politique. L’autre organisation syndicale (ndlr, UNTM) est au même temps lié au parti politique au pouvoir et au gouvernement. Il est doublement dépendant. Cela ne peut pas coller.

Jusqu’où vous pourriez aller pour défendre vos revendications auprès du gouvernement ?

Le mouvement syndical a deux cultures. La culture de la force de l’argument et celle de l’argument de la force. Jusqu’à présent, nous sommes dans la phase de la force de l’argument où nous cherchons à persuader, à dialoguer et à convaincre dans l’intérêt du monde du travail et du pays. Nous appelons le gouvernement à une saine conception du dialogue et de la négociation. Maintenant, si après avoir envoyé notre mémorandum au chef du gouvernement et à toutes les parties prenantes dans la décision au Maroc, nous ne recevons pas d’écho favorable, les instances de délibération de chaque organisation vont se réunir pour prendre les décisions qui s’imposent. Ensuite, se réuniront les instances de coordination du front syndical pour décider des actions à entreprendre. Avant d’en arriver là, nous espérons du fond du cœur, compte tenu de ce que vit la région maghrébine et arabe, éviter au pays toute action qui pourrait ne pas convenir à la paix sociale surtout qu’il y a un profond malaise social chez toutes les couches de la société.

Ne craignez-vous qu’en allumant le feu, vous ne sauriez pas par la suite l’éteindre ?

à côté de notre fonction revendicative, nous remplissons une fonction d’encadrement des salariés dans tous les secteurs. Nous aurions pu opter pour la facilité en laissant la situation se dégrader jusqu’à devenir incontrôlable. Mais nous avons préféré exprimer le mécontentement des salariés et prendre les initiatives salvatrices qui s’imposent. Nous sommes maintenant dans la logique de la négociation avant de passer à la protestation. Nous pensons que le mouvement syndical était encore une fois en ce janvier 2014 au rendez-vous avec l’Histoire.

Entretien réalisé par Mohammed Zainabi

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