Dénoncer ou se taire ? Le dilemme des victimes de l’harcèlement sexuel

Que ça soit dans le cas de célébrités ou de citoyen lambda, qu’est ce qui empêche une victime d’harcèlement sexuel, particulièrement dans le milieu du travail, de briser le silence et de dénoncer son bourreau ? Le point avec les spécialistes.

Par Hayat Kamal Idrissi 

Qu’est ce qu’il y a de commun entre Mouncif Slaoui, George Bush père, Dominique Strauss-Kahn, Mariah Carrey, Ben Affleck, Morgan Freeman ou encore Johnny Hallyday ? C’est simple et contre toutes attentes, toutes ces célébrités et bien d’autres ont été accusées, à un moment donné, de leur carrière d’harcèlement sexuel. Leurs victimes ? Des collègues, des connaissances, des subordonnées, des domestiques, des rencontres fortuites ou même des inconnus… Dénoncer ou se taire ? C’est le dilemme des victimes.

Le poids de la honte

« Le pourcentage des victimes d’harcèlement sexuel au travail qui viennent dénoncer leurs agresseurs à l’association ne dépasse pas les 5% de nos bénéficiaires. Et souvent la procédure n’aboutit pas par manque de preuves ou renonciation des victimes », regrette Bouchra Abdou, directrice de l’association Tahadi pour l’égalité et la citoyenneté. Que ça soit au local de l’association ou via le centre d’écoute, les femmes subissant les assauts de supérieurs ou de collègues en milieu de travail osent rarement dénoncer ces actes.

« Ce silence est souvent l’expression d’un sentiment profond de honte car tout ce qui est sexuel est encore perçu comme un tabou », nous explique Dr Mostafa Massid, psychologue clinicien.  Une honte profonde qui se rajoute à un autre sentiment qui n’est pas moins affligeant. « Les victimes se taisent souvent par peur. La peur d’être jugées mal par les autres, d’être pointées du doigt comme coupables de ce qui leur arrivent », nous explique de son côté Soukaina Zerradi, psychologue opérant au chevet des bénéficiaires de l’association Tahadi.

Peur et culpabilité

Pour Bouchra Abdou, cette peur peut prendre différentes dimensions surtout lorsque le harceleur est un supérieur hiérarchique. « Les victimes ont peur d’être virées, de perdre leur emploi. L’enjeu est d’autant vital si la victime est une simple employée dans une usine ou dans un champ de fraise. Ces catégories sont les plus vulnérables et les plus exposées à ce type d’agissements de la part des supérieurs », déplore la directrice de Tahadi. Se sentant en position de faiblesse, souvent les victimes subissent leur calvaire en silence.

« Ceci même si elles sont assez bien placées dans l’organigramme de leur entreprise. Le harcèlement sexuel agit sur l’estime de soi, brise la confiance et isole la victime. Dénoncer et en parler devient alors très difficile car la victime se ferme sur elle-même, s’auto-incrimine et se morfond dans son sentiment de culpabilité », explique Dr Massid.  Même constat de la part de Soukaina Zerradi. « Les victimes ressentent de la honte et surtout de la culpabilité. Elles se disent qu’elles ont peut être joué un rôle dans ce qui leur arrive, qu’elles étaient trop permissives. Sinon pourquoi leur harceleur se permet de ce faire ? », analyse-t-elle.

Doute et déni  

Encerclée et isolée, la victime commence à douter.  « On commence à croire que l’on imagine juste ces choses, que peut être le harceleur est de bonne foi et n’a pas vraiment envie de nuire à notre intégrité physique et que peut être on l’en fait trop », nous raconte Abdou en décrivant une sorte de déni avec lequel la victime essaie de se rassurer. « Mais les choses vont crescendo et à un certain moment il n’est plus question de nier ce qui se passe. Mais il y a toujours cette question de peur : Si je raconte ce qui arrive, personne ne peut me croire, qu’en penseront les collègues et la famille, comment vont-ils me percevoir ? », nous explique le clinicien.

De son côté Bouchra Abdou, évoque un facteur clé dans ce silence. « C’est souvent difficile de prouver le harcèlement sexuel et d’avoir des preuves tangibles ou des témoins car se passant dans des lieux fermés. Malheureusement ça dissuade plus d’une victime de porter plainte ou de dénoncer », explique-t-elle.  Tant de questions, de peurs et de doutes qui enfoncent les victimes dans leur enfer et les condamnent au silence…mais pas toujours.

Le déclic  

« Ca dépend de la personnalité de chacun. Il y a des victimes qui ont assez de courage pour dénoncer leur bourreau. Certes c’est assez rare, mais il y en a. C’est essentiellement une question d’éducation et de mentalité », nous explique Dr Massid. Si les victimes se ressemblent dans leur calvaire, elles diffèrent cependant dans leur manière de réagir face à une telle épreuve. « Souvent lorsque la victime arrive à dépasser ses peurs et son sentiment de culpabilité, elle saute le pas et dénonce. Parfois ça prend du temps pour s’opérer et c’est pour ça que l’on voit des victimes dénoncer leurs agresseurs des années après l’acte », analyse la psychologue.

Un décalage d’action/réaction que nos psychologues expliquent par un revirement de situation, un déclic ou tout simplement par un ras le bol. « Parfois la victime vit un déclic dans sa vie personnelle : une séparation ou une engagement ou autre qui la pousse à s’ouvrir et à se confier. Aussi lorsqu’elle trouve un soutien ou une aide qui la rassure, elle peut s’affranchir et dénoncer », note Zerradi.

De son côté Massid évoque « une explosion » suite au cumul et au traumatisme psychique lourd que représente le harcèlement sexuel. « On assiste alors à un cri de détresse, un cri de ras le bol qui va libérer finalement la victime du carcan de son bourreau », décrit-il. D’après ce dernier, même après des années et même après la fin  des manœuvres des harceleurs, les victimes peuvent trainer les séquelles longtemps après. Isolement, nervosité, irritabilité, anxiété, démotivation, perte d’ambition, dépression voire même suicide, l’impact psychique de l’harcèlement sexuel et spécialement dans le milieu de travail peut prendre des dimensions tragiques.

L’impact   

D’après l’Organisation du travail (OMT), le harcèlement sexuel porte atteinte à l’égalité en milieu professionnel. Il a un impact négatif sur la rémunération, la progression de carrière et les conditions de travail des victimes, et dans certains cas, les contraindre carrément à quitter le monde du travail. « Bien qu’il concerne potentiellement tout un chacun, le harcèlement sexuel touche particulièrement les femmes et renforce les stéréotypes sur leurs capacités et leurs aspirations », ajoute un rapport de l’OMT datant de 2019. Il contribue également à les tenir à l’écart du marché du travail et à les maintenir dans des échelles de rémunération inférieures à celles des hommes en exacerbant les disparités salariales liées au genre.

Défini comme une manifestation grave de discrimination sexuelle, le harcèlement sexuel est considéré comme une violation des droits humains, traitée dans la convention (n° 111) de l’OIT concernant la discrimination.  Selon les experts de l’OIT, la définition du harcèlement sexuel englobe tout comportement non désiré à connotation sexuelle s’exprimant physiquement, verbalement ou non verbalement, ou tout autre comportement fondé sur le sexe, ayant pour effet de porter atteinte à la dignité de femmes et d’hommes, qui n’est pas bienvenu, déraisonnable et offense la personne. Ca englobe également « une conduite qui a pour effet de créer un environnement de travail intimidant, hostile ou humiliant pour une personne», définit l’organisation mondiale.

La loi marocaine

Au Maroc, l’introduction de la notion d’ harcèlement sexuel dans le dispositif légal est assez récente (Loi N° 24.03). Ce sont les articles 40 et 532 du code de travail qui énonce le harcèlement moral. Par ailleurs les articles 503, 504, 40 et 26 du code pénal définissent et sanctionnent le harcèlement sexuel. L’article 503-1 ajouté par la loi 24.03 au code pénal dispose : « Est coupable d’ harcèlement sexuel et puni de l’emprisonnement d’un an à deux ans et d’une amende de cinq mille à cinquante mille dirhams, quiconque, en abusant de l’autorité qui lui confère ses fonctions, harcèle autrui en usant d’ordres, de menaces, de contraintes ou de tout autre moyen, dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle ». s’attaquant au phénomène, la nouvelle loi 103-13 est venue renforcer la lutte contre les violences faites aux femmes avec de nouvelles dispositions applicables à différentes formes d’abus et de  violences.