Le roman du « Je » funambule

Par : Abdejlil Lahjomri

Il Naïm Kamal s’est interrogé, à juste titre, à propos du premier roman de Bouchra Boulouiz « Une irlandaise à Tanger » sur le pourquoi d’une préface. Une préface brouille la lecture d’un récit, semble dire ce journaliste talentueux. C’est si vrai que j’ai hésité à en préparer une pour « Rouge Henné », nouveau roman de cette auteure qui s’affirme de plus en plus dans un paysage littéraire fait de rares réussites, de tant d’échecs.

Ecrire est une entreprise périlleuse. B. Boulouiz s’y hasarde résolument, armée d’une persévérance audacieuse. « Ecrire dit Christian Bobin dans « l’Homme – Joie », c’est dessiner une porte sur un mur infranchissable et puis l’ouvrir ». Malheureusement chaque fois que le lecteur franchit les portes ainsi ouvertes, les productions qui s’offrent à lui, souvent publiées par des éditeurs peu exigeants, sont des récits sur soi qui libèrent les souvenirs d’une enfance et d’une adolescence malheureuses. Dans un kaléidoscope trouble, ces récits ne l’aident nullement à savoir qui dit « Je » : le narrateur nommé ou innomé, le double de l’écrivain masqué par des « tu », « nous », « il » ou « elle » facilement reconnaissables. Il n’arrive pas surtout à découvrir s’il y a là un palimpseste qui surgit d’un passé livresque où l’enfance est toujours l’univers clos des interdits, l’adolescence en révolte contre tout, la famille, la religion, le père réel ou mythique, un mal être dont on ne guérit que quand on transforme les maux en vers quand on se croit poète, et en roman quand on se veut romancier.

Qu’est-ce qui fait que la porte ouverte par B. BoulouiZ, dans « Rouge Henné » bien que participant de cette veine thérapeutique soit différente et se distingue de toutes ces portes répétitives d’elles-mêmes ? Jean Dejeux a appelé de tous ses vœux à l’abolition de ce moi redevenu haïssable. En vain. Les « Je autobiographe » ne résistent pas aux chants des sirènes ensorcelantes d’un genre séduisant entre tous. Certes, depuis peu quelques auteurs s’en éloignent, et prospectent avec bonheur les voies d’un « hors – Je » tels des Zola dotés d’une volonté descriptive pour dire la société qui est la leur. Mais le lecteur restera encore pour longtemps à l’écoute des confessions des « fonds de la jarre » des nouvelles confessions des « filles de la nuit ». Le « Je » dans le récit de B. Boulouiz est un « Je » funambule, et ce funambulisme est le fil rouge d’un texte imprévu. B. BOULOUIZ avait laissé croire, avec sa première publication qu’elle abolirait le moi. Elle n’a pas résisté longtemps dans son deuxième roman « Judas, l’ambassadeur et moi » à céder quelque peu à ce courant dominant. Avec

« Rouge Henné » elle s’assume pleinement autobiographe avec une témérité déconcertante.

Mon maitre et ami Zaghloul Morsy dans son roman « Ishmael ou l’exil » méconnu et peu lu injustement, ignoré des lecteurs et des critiques, roman de notre génération comme « Rouge Henné » est le roman de la génération de son auteure, dans la galerie des portraits qu’il brosse des acteurs politiques, hommes d’affaires, ou intellectuels de notre temps a hésité à les nommer. Le lecteur les reconnaissait, parfois doutait de ses déductions parce que quelques traits étaient là pour l’égarer. B. Boulouiz n’a pas hésité quant à elle à nommer ses partenaires d’amitié ou d’amour comme si nommer était prendre une revanche nécessaire et régler des comptes avec un passé agité. C’est en cela que ce récit est audacieux, aventureux.

Si le roman de Zaghloul Morsy est le roman d’une époque saturée d’idéologie, celui de B. Boulouz est le roman de l’entre – deux époques, l’époque des écrivains et peintres qu’elle a tant aimés et admirés, et celles des Driss, Mohamed intellectuels errants qu’elle a fréquentés dans la désillusion et le désenchantement. Entre la génération de ceux qui croyaient que les idées révolutionneraient le monde et celle de ceux qui assistent impuissants et désabusés à la démission des clercs et à la défaite de la pensée. Entre celle qui croyait aux idéaux des « lumières », « égalité, liberté, fraternité » et celle dont l’avenir allait déboucher sur « Rien ». « Rien » est d’ailleurs le dernier mot de ce récit.

« Qu’allons nous devenir dit-elle dans un soupir ? Rien, et il ferma les yeux ». C’est le récit de la fin d’un monde, du commencement d’autres temps. Voici venir les temps du « Rien », du silence, des silences (le mot est employé dans ce récit avec une fréquence obsessionnelle). « Rien » comme réponse cinglante aux interrogations, aux incertitudes, aux doutes, aux illusions, aux inquiétudes, aux inconstances, à l’inanité des révoltes. Le « Stop » de la première page est symbole de la faillite des espérances et des utopies.

Le symbolisme ne réside pas uniquement dans l’injonction impérieuse de ce « Stop » mais dans le mot « Rouge » du titre, symbole de révolte, de l’exaltation, du chaos, mais aussi et surtout dans « Henné » mot du passé retrouvé que le récit réinvente dans l’amertume du désespoir.

« Henné » est le mot qui sollicite la mémoire, « elle se veut mémoire, simplement mémoire, tristement mémoire ». Ce mot est disséminé dans « l’agonie d’un passé qui fait disparaitre les repères.

Ce mot de « Henné » révélera la blessure inaugurale, qui déclenche le récit de mémoire. C’est la matière que choisira l’artiste aimé qui inspire le renouvèlement de ses toiles, mais qui annonce la fin inévitable d’un amour impossible.

L’auteure se trahit en disant que c’est la couleur de l’hypocrisie, et de la naïveté quand ce mot est pour elle aussi couleur de la magie et de la séduction. Dans ce récit « Henné » est la couleur de la femme abandonnée, mais aussi la couleur du cercle « Rouge » lové dans le creux de sa main, symbole de protection, « qui forme un rempart entre son corps et l’extérieur... ».

Mais « Rouge Henné » quoi qu’en dise l’auteure est le livre des confidences d’une femme trahie.

D’un « Je » funambule, en équilibre sur le fil tranchant de la vie.

« Henné », madeleine proustienne qui en ravivant la douleur inaugurale, fait prendre conscience à l’auteure que « lorsque la plume se met au service de son propre malheur, c’est l’impasse littéraire ». Ce récit, plus qu’un roman d’une génération, est le roman de l’impasse esthétique, comme le fut aussi « Ishmael ou l’exil » de Zaghloul Morsy. Tout récit de soi est une impasse littéraire.

Que nous réserve B. Boulouiz pour sortir de cette impasse ? Enfin une abolition du « Je » pour une écriture du « Dehors » ?

C’est le défi à relever pour tout écrivain qui ambitionnerait de renouveler l’esthétique du « Dedans ». продвижение сайтов санкт петербург