Le suicide se banalise

Le récit le plus récent est en rapport avec l’opération anti-tchermil menée par la sureté nationale au lendemain de la publication, sur les réseaux sociaux, de photos compromettantes de jeunes armés jusqu’aux dents. Une histoire de frime cybernétique, selon la police, qui a tourné mal pour certains, en les menant en prison, et pour le jeune Anas en le poussant à mettre fin à ses jours. Agé de 25 ans, le jeune homme se serait suicidé suite à l'humiliation qu'il a subie en se faisant raser les cheveux, malgré lui, sur ordre du caïd de Sidi Bettach. Ce fâcheux incident aurait provoqué la colère du jeune qui préférera abréger sa souffrance en se suicidant. Une triste histoire parmi des milliers d’autres relatant le cheminement irrémédiable de nombreux marocains vers une fin tragique : Une vie brusquement abrégée dans un moment de désespoir et d’accès de violence autodestructive. Anas n’est pas un cas isolé. Même si l’absence de chiffres officiels concernant le suicide est accablante, elle n’empêche pas toutefois de mesurer l’ampleur du phénomène. Les nouvelles de suicides qui meublent les pages des quotidiens et autres sites d’information ne laissent point lieu au doute. Une étude, la seule d’ailleurs, a été menée en 2007 sur un échantillon de 5.600 personnes par le ministère de la Santé et le CHU Ibn Rochd pour faire le point, ne serait-ce que partiellement, sur le suicide. Résultats : 16% des Marocains ont des tendances suicidaires à cause notamment des difficultés socioéconomiques, des différentes frustrations et autres déceptions. Il ressort également de cette étude que les femmes (21%) sont plus suicidaires que leurs congénères masculins (12%). Autres malchanceux qui seraient prédisposés au passage à l’acte ultime : les célibataires, les couples n’ayant pas d’enfants et les personnes souffrant de troubles psychiques. Dans cette même logique, l’étude révèle qu’entre 40 à 70% des cas de suicide concernent des personnes ayant présenté antérieurement des signes dépressifs. Autre chiffre alarmant avancé cette fois dans le cadre d’une étude sur les indices de violence au sein des établissements scolaires élaborée par le ministère de l’Education nationale est celui relatif aux suicides déclarés en milieu scolaire : 7 cas ont été enregistrés dans nos écoles entre juin 2012 et juillet 2013.

Jeunesse fragilisée

« Nous vivons dans une société de ‘consommation du bonheur’ où toute manifestation de mal-être est interdite, déniée et considérée comme honteuse. L’expression extrême de la souffrance qu’est le suicide raisonne en nous car éveillant des émotions refoulées dans notre enfance, durant notre adolescence, voire même dans notre vie d’adulte », explique Meryem Bouzidi Laraki, présidente de l’association « Sourire de Reda », en marge de la table ronde « Prévenir le suicide chez les jeunes : ce qu’il faut savoir pour agir », organisée à l’occasion de la journée internationale de prévention du suicide. Créée suite à la mort tragique de Reda qui s’est suicidé en 2009, à l’âge de 13 ans, Sourire de Reda essaie de venir en aide aux adolescents et aux jeunes en détresse, à travers notamment son centre d’écoute et son site de tchat : Stopsilence. Jugée comme une période charnière critique, l’adolescence est, d’après les spécialistes, l’un des passages les plus délicats de la vie d’un individu. « Cette période se caractérise par des chamboulements physiques et psychiques risquant de déboucher sur des comportements graves s’ils ne sont pas bien gérés », note Nawal khamlichi, pédopsychiatre au Centre hospitalier universitaire (CHU) Ibn Rochd de Casablanca. D’après la spécialiste, les causes du suicide différent d’un jeune à l’autre et peuvent varier selon les conditions de chacun. De son côté Julien Franz Durant, psychologue évoluant à Casablanca, affirme que le suicide d’un jeune peut résulter de réalités antérieures. « Pour comprendre cet acte, il faut remonter dans le passé de la personne suicidaire. Ce n’est pas toujours le résultat immédiat d’une situation critique actuelle », argumente le praticien. Ce dernier insiste d’ailleurs sur le fait que le suicide n’est pas inhérent aux conditions de vie précaires. D’après Franz Durant, ça serait réducteur que de croire que le suicide peut être fatalement engendré par la pauvreté. « On recense également des cas de suicide chez des personnes vivant dans les milieux aisés », note-t-il en balayant d’un revers de main l’idée d’une certaine prévalence « suicidaire » chez les individus démunis. Une confirmation qui explique l’aspect hétéroclite du profilage des personnes ayant choisi de mettre fin à leurs jours, avec toutefois, une certaine prévalence enregistrée dans les rangs des jeunes et des femmes (voir encadré : Marocains dépressifs ?). Un constat qui ne concerne pas uniquement le Maroc mais la population mondiale. D’après les statistiques de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le suicide fait un million de morts par an dans le monde. Un chiffre qui dépasse le nombre des victimes d’homicides et de guerres. Pire encore, chaque jour, 20 millions d’individus franchissent le pas et tentent d’abréger leurs vies. Après les accidents de la route, le suicide est ainsi la deuxième cause de mortalité chez les jeunes. L’OMS enregistre une inversion de tendance en notant la progression constante du taux de suicide chez les jeunes contrairement à l’ancienne tendance qui plaçait les personnes âgées en tête de peloton de l’autodestruction. «Les jeunes deviennent ainsi le groupe avec le plus haut risque aussi bien dans les pays développés qu’en ceux en voie de développement », assomme l’OMS.

Les champs de la mort

Le suicide fait des ravages dans le monde rural. Les derniers chiffres officiels, de la très sérieuse Gendarmerie royale, donnent des sueurs froides. Décryptage : Chaque jour, un Marocain (au moins) met fin à ses jours en milieu rural. Les statistiques de la gendarmerie royale sont terrifiantes : 594 tentatives de suicide ont été perpétrées l’année dernière et ont causé 416 morts, 178 cas ayant pu être sauvés. Ne concernant que le milieu rural, ces mêmes statistiques révèlent le chiffre alarmant de 2.894 tentatives de suicide enregistrées durant les cinq dernières années. 2.134 ont causé la mort de leurs auteurs. La composition de la population rurale ayant recours au suicide marque une sacrée différence avec sa semblable urbaine. La campagne marocaine est moins clémente avec la gent masculine qui représente le gros des suicidés avec 1.407 cas, soit 65,93% du chiffre total. Les femmes viennent en deuxième position avec un pourcentage de 20,76% (443 cas). Les mineurs sont en queue du peloton avec 13,31% du nombre de suicides. Notons que les tentatives de suicide dans les zones rurales aboutissent dans leur majorité à la mort. Ceci à cause de l’isolement des lieux choisis pour se donner la mort (souvent des forêts), de l’absence d’infrastructure routière et de la rareté ou l’éloignement des structures hospitalières susceptibles de sauver les suicidés après coup. Des chiffres certes partiels mais révélateurs de l’ampleur du phénomène et surtout du mal être d’une bonne partie de la population. Fragilisée, la jeunesse est malheureusement la catégorie la plus touchée. D’où la nécessité d’une approche globale pour connaître la véritable étendue du suicide dans le royaume pour une meilleure prévention❚

 

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