L’analyse États-Unis : L’infrastructure en panne de financement

« Merci de faire vos achats ici » lit-on sur une enseigne accrochée sur le mur d’une ancienne station d’essence située à l’angle de la 10e Avenue et la 24e rue à Manhattan. « Votre passage est apprécié ». Sauf que les clients ne passent pas assez souvent pour sauver l’entreprise. Le terrain est entouré de palissades en bois en attendant de le réaménager en appartements de luxe. La station-service, dirigée dernièrement par le russe Lukoil, a mis la clé sous le paillasson l’an dernier tout comme des milliers d’autres à travers les États-Unis. La combinaison des deux objectifs visant d’une part l’efficacité énergétique et de l’autre la réduction du nombre de miles parcourus par les américains en voiture chaque année a réduit la demande du pays à faire le plein. Mais la baisse des ventes de carburant ne menace pas uniquement le petit monde des propriétaires de stations-service et leurs employés. Car pour chaque gallon pompé à la station de la 10e Avenue, le gouvernement fédéral américain doit recevoir 18,4 cents qui seront versés dans le Highway Trust Fund, qui, à son tour, débourse des dizaines de milliards de dollars chaque année pour financer la construction et l’entretien des routes, des ponts et d’autres infrastructures à travers le territoire américain. L’État de New York perçoit également 69,6 cents. Certes, avec moins de gallons pompés, il y’aura moins de revenus pour pouvoir maintenir le système de transport américain dans des conditions adéquates. Certains des effets sont évidents. Vélos et voitures se frayent leur chemin à travers la 24e rue devant la station de gaz, essayant tant bien que mal d’éviter les nids de poule et les ornières qui jonchent le passage. Les charges imposées aux automobilistes ne couvrent que 56,5% des coûts de construction des routes dans l’État de New York, selon la Tax Foundation, un thinktank basé à Washington. Le reste des fonds provient du gouvernement fédéral, ou des budgets généraux déjà surchargés de New York. Rares sont ceux qui croient que les dépenses sont adéquates. Le Highway Trust Fund ressent l’effet de la situation au niveau national. Mais aucun politicien n’a osé soulever la question de la taxe fédérale sur l’essence depuis 1993. Cette décision, avec la conspiration de la baisse des ventes de carburant a provoqué l’essoufflement du Highway Trust Fund. Le département américain des transports estime que le fonds pourrait s’épuiser dès août. « La taxe sur l’essence a été l’épine dorsale du système de transport depuis la création du système d’autoroutes inter-Etats dans les années 1950 », explique Anthony Foxx, secrétaire américain aux transports. « Mais personne n’a fait preuve d’intérêt pour modifier la taxe sur l’essence, du moins pendant 20 ans ». Le Highway Trust Fund fournit environ 50 milliards de dollars par an aux Etats pour fi nancer non seulement les projets routiers, mais aussi d’autres projets de transport tels que les trains de banlieue et la mise à niveau des métros. Les États-Unis doivent investir 3.6 trillions de dollars pour remettre en état leurs infrastructures d’ici 2020 - y compris l’énergie, les parcs, les écoles et les transports - selon les estimations de l’American Society of Civil Engineers, publiées l’an dernier. Pour les infrastructures de transport terrestre, que le Highway Trust Fund prend en charge en partie, l’ASCE estime qu’il ne reste dans ses caisses que 877 milliards de dollars du montant requis de 1.72 trillion de dollars. « Nous avons utilisé tous les remèdes ponctuels possibles pour sortir de l’impasse actuelle», insiste M. Foxx «Nous sommes à présent devant l’effet cumulatif d’une situation qui incite les États et les promoteurs locaux à retirer leurs projets de la table . . . car il s’agit d’une époque où l’incertitude est grande». À moins que les Etats-Unis ne commencent à dépenser plus, ils risquent de perdre le leadership mondial acquis dans les années 1950 et 1960, lorsqu’ils ont investi dans des projets de grande envergure tels que le réseau routier inter- Etats Eisenhower, rappelle Alex Wong, chef du centre des industries mondiales qui relève du Forum économique mondial. « Ce qui fût autrefois un avantage concurrentiel US en matière d’infrastructures risque de disparaitre en raison de l’obsolescence des infrastructures ». La question est de savoir si le Congrès américain, divisé sur la question, pourra concevoir une solution avant que les caisses ne soient épuisées. Casey Dinges, un haut dirigeant de l’ASCE, a mis en garde contre « un éventuel glissement des états vers une crise dûe à la baisse du pouvoir d’achat tirée par la taxe fédérale sur l’essence ». L’ASCE soutient que 42% des grandes autoroutes urbaines sont congestionnées. Et estime que les retards accusés dans les travaux de maintenance dans les systèmes de transport ferroviaire urbain tels que les métros et les tramways dans de nombreuses villes du sud et de l’ouest, coûteraient la bagatelle de 59 milliards de dollars. James Whitty, le responsable de ce nouveau programme affirme que le financement de l’infrastructure par le biais de la taxe sur le carburant «n’est tout simplement pas soutenable ». Cinq mille bénévoles comptent participer à ce programme en juillet 2014. Selon Mr.Whitty, ce programme offrira aux utilisateurs une gamme d’options pour comptabiliser leur kilométrage. Une fois le programme étendu à tous les véhicules de l’Oregon, l’Etat prendra en considération l’introduction d’autres mesures qui pourraient également atténuer la congestion de la circulation, comme « Si l’on évalue les besoins par rapport aux recettes actuelles, non seulement il serait impossible de répondre à tous les besoins en matière de maintenance mais il serait également difficile de faire face aux nouvelles dépenses d’investissement», martèle M. Dinges. Peut-être que l’expérience la plus radicale visant la résolution du problème de financement des infrastructures se déroule dans l’Oregon, où l’on est passé de la taxe sur les carburants à la taxe de mise en circulation basée sur le nombre de miles parcourus par les automobilistes. Les autorités de la capitale, Salem, ont lancé un projet de loi pour l’année prochaine qui imposera aux conducteurs 1,5 cents par mile parcouru sur les routes de l’État, au lieu de la taxe actuelle des 30 cents par chaque gallon d’essence. par exemple payer plus aux heures de pointe de la journée ou pour la conduite en zone urbaine dense autour de Portland. « Il doit y avoir un changement dans la façon dont les véhicules paient pour la route», tranche Mr. Whitty. L’Etat estime que s’il continuait de s’appuyer sur la taxe sur l’essence au taux actuel, de nouvelles normes d’efficacité mandatées par le gouvernement fédéral finiraient par réduire ses recettes fiscales sur l’essence de 63% entre 2016 et 2025. Les lois, mises en vigueur en 2012, exigent un quasi-doublement de l’efficacité énergétique moyenne des véhicules ; soit de 27,5 miles par gallon à 54.5mpg à l’horizon 2025. « Cela n’a pas vraiment d’importance si l’objectif n’est pas atteint parce que les constructeurs automobiles vont tenter de l’atteindre de toute façon », précise M. Whitty. «Nous allons perdre une grande partie de nos recettes fiscales sur les carburants. Et la plupart des États le savent ». Devant un Congrès divisé sur la question, plusieurs États inventent leurs propres moyens pour combler les lacunes financières. Même si les Etats ne vont pas aussi loin que l’Oregon en rompant carrément avec le vieux système de la taxe sur les carburants, nombreux sont ceux qui ont procédé à l’augmentation de la taxe sur l’essence. Les Etats du Maryland, le Massachusetts, la Pennsylvanie, le Vermont, la Virginie et le Wyoming ont tous augmenté leurs taxes sur l’essence l’année dernière. « Les Etats ont commencé à montrer la voie et, dans certains cas, ils ont opté pour les bonnes vieilles méthodes éprouvées, en augmentant tout simplement leur taxe sur l’essence », affirme Mr. Dinges . Sam Schwartz, ancien commissaire aux transports de New York City, affirme que nombre de municipalités de la ville - y compris à Los Angeles et Arlington, Virginie - se sont tournés vers les taxes de vente locales pour combler le déficit financier. « Ce qui se passe à travers le pays, se sont des gouvernements locaux qui décident que les Feds ne viendraient pas à la rescousse », dit-il. En ce qui concerne New York, M. Schwartz a proposé un système de péage pour les quatre ponts entre Brooklyn, Queens et Manhattan qui sont actuellement gratuits. Il aurait également souhaité introduire un système de péage pour les véhicules passant au sud de Central Park. Avec les passages à péage existants au coeur de la ville, le changement aurait pour effet de créer une zone de congestion taxée semblable à celle introduite à Londres. (En 2008, un plan initié par Michael Bloomberg, alors maire de New York, d’introduire une tarification de la congestion a été éliminé par la législature de l’État). Bien que le système permettrait aussi de réduire certains péages très élevés sur les ponts dans les régions périphériques de la ville, M. Schwartz estime que son plan pourrait générer 1,5 milliard de dollars en recettes annuelles supplémentaires pour réparer les installations existantes et en construire de nouvelles. « Vous n’avez qu’à voir à Londres par exemple qui a introduit la tarifi cation de la congestion en 2003. Quand les gens viennent aux États-Unis, ils se demandent: Pourquoi vous n’avez-pas appliqué cette technique chez vous ? », explique M. Schwartz. «C’est un excellent moyen de générer des revenus et d’entretenir nos infrastructures ». Pourtant, M. Foxx a exclu la plupart des solutions de financement utilisées par les Etats. « Il n’y a aucun intérêt pour une augmentation de la taxe fédérale sur l’essence. Et les républicains rechigneraient à augmenter le défi cit fédéral pour désamorcer la crise », poursuit-il. Il est encore plus dédaigneux de l’idée d’introduire une redevance basée sur la distance au niveau fédéral. « Je ne pense pas que le concept est viable ». Tom Wright, le directeur général de la Regional plan association basée à New York, qualifie les négociations au niveau fédéral sur la répartition des recettes fiscales du Highway Trust Fund de compliquées par les tensions entre les États du nord et du sud. Les États du Sud sont plus dépendants des voitures que New York et d’autres Etats du nord, de sorte qu’ils ont tendance à contribuer plus au Highway Trust Fund qu’ils n’en reçoivent. Les États du Nord qui ont tendance à dépenser davantage sur le transport en commun, sont généralement les bénéficiaires nets. « Cette situation a divisé la nation d’une manière atroce », ajoute M. Wright. L’un des obstacles à la mobilisation du soutien en faveur des gros investissements est le fait que les scandales passés sur les détournements de fonds d’infrastructure sont mieux mémorisés que les tragédies résultant du sous-financement. L’affaire la plus notoire a eu lieu en 2005 lorsque des membres de la délégation du Congrès de l’Alaska tenaient à obtenir un financement pour un projet de 398 millions de dollars qui fût par la suite appelé le « Bridge to Nowhere » (le pont qui ne mène nulle part), reliant le continent à une île de 50 habitants. Mais la tragédie légendaire fût celle de l’effondrement d’un pont sur le Mississippi en Août 2007 à Minneapolis, qui avait fait 13 morts. « Les gens se souviennent plus du Bridge to Nowhere que de l’effondrement du pont de Minneapolis dans la rivière du Mississippi », explique M. Dinges. Et d’ajouter : «Les gens sont plus inquiets du mésusage de fonds par le Congrès que de leur sécurité personnelle qui pourrait être compromise ». M. Foxx poursuit l’une des rares solutions disponibles qui pourraient renflouer les caisses des Etats sans pour autant augmenter les taxes sur l’essence ou autres impôts, ni recourir aux emprunts, ni à la taxe sur la circulation adoptée par L’Etat de l’Oregon. Il a voyagé à travers le pays à la recherche de soutien pour un ensemble de propositions basées sur une réforme de la taxe professionnelle, susceptible de lever 150 milliards de dollars de recettes au cours des quatre prochaines années. Ces recettes fiscales permettraient au ministère des Transports de « stabiliser » le Highway Trust Fund et débourser 90 milliards de dollars pour de nouveaux projets d’infrastructure dans différents Etats. M. Foxx souligne l’importance de trouver une solution avant l’épuisement des fonds et le retrait des promoteurs de projets locaux. La question est de savoir s’il existe une solution qui pourrait gagner l’approbation du Congrès. L’absence d’un accord pour une solution en temps voulu peut conduire à l’essoufflement imminent de l’une des principales sources de financement de l’infrastructure déjà en souffrance et sans solution de rechange aucune. In fi ne, les affreux nids de poule qui jonchent la 24e rue, les autoroutes congestionnées, les ponts grinçants, et une myriade d’autres problèmes d’infrastructure partout au États- Unis – risquent de devenir plus dangereux et plus difficiles à résoudre avant qu’une résolution ne soit trouvée ❚