Tirs croisés autour de la « libéralisation » de la Santé
Abdelaziz Adnane, Directeur gu00e9nu00e9ral de la CNOPS.

Malgré les contestations, El Houssaine Louardi ministre de la Santé, ne lâche pas du lest. Le projet de texte dur l’exercice de la médecine avance dans le processus d’adoption. Il vient de recevoir le feu vert du Conseil du gouvernement. Sa teneur est porteuse de ce qui est considérée comme une libéralisation du secteur de la santé. C’est ce qui inquiète d’ailleurs bon nombre de professionnels, associations et syndicats. Pourquoi tant de craintes ? « Si les capitaux privés détenus par des non médecins parviendraient à contrôler des cliniques privées, ils risquent de déstabiliser le système de santé en se fixant des objectifs de rentabilité et en favorisant des techniques de marketing et de publicité pour créer le besoin… Il faut que le système mette des freins déontologiques à l’appétit des investisseurs privés. Sinon, nous allons créer un système de santé à plusieurs vitesses », lance d’emblée Mohamed Benaguida. Le président de l'Association nationale des cliniques privées va encore plus loin : « Ouvrir la porte à une telle médecine, c’est permettre à ceux qui ont des moyens de pouvoir très bien être soignés et a ceux qui sont pauvres de se contenter d’une médecine au rabais. C’est se mettre en total contradiction avec le droit à la santé ». Attaqué de partout, le ministère de la Santé tente, vaille que vaille, de trouver une alternative à l’investissement public dans les hôpitaux pour combler le manque en infrastructures médicales dans de nombreuses régions au Maroc. Mais la grande question qui se pose : Comment pourrait-il encourager la création de cliniques dans des villes peu attractives pour les investisseurs potentiels ? « Notre groupe parlementaire a longuement débattu de ce projet et nous avons émis nos réserves surtout en ce qui concerne les éventuelles répercussions sur la bonne marche du secteur public », prévient Mustapha Ibrahimi, député du PJD. Mais le département de la Santé ne se laisse pas démonter. La refonte du cadre législatif s’impose, selon ses premiers responsables, en raison de l’évolution de la pratique médicale. « La médecine évolue à très grande vitesse, nous devons nous adapter ou nous serons aculés à régresser, c’est pourquoi cette reforme est indispensable. Celle-ci ne pouvait être envisagée sans une refonte de la législation relative à l’exercice de la profession », explique Louardi.

Place à la concurrence !

Pour El Houssaine Louardi, l’ouverture des capitaux, et donc à la concurrence du secteur de la Santé, serait bénéfique et permettrait de tirer la qualité vers le haut. « La compétition entraînera une baisse des actes illégaux, poussera à une baisse des prix et à une amélioration constante de la qualité et de la bonne gestion », martèle le ministre. L’avis de Abdelaziz Adnane va dans le même sens. D’après le directeur général de la CNOPS, l’entrée dans la compétition d’investisseurs privés se répercutera sur la qualité des soins, l’enrichissement du plateau technique et sur les tarifs. « Cette ouverture créera une émulation entre les prestataires. En France par exemple, les tarifs ont baissé de 22% par rapport au secteur public », argumente-t-il. Et d’ajouter : « Aujourd’hui, le citoyen ne se sent pas protégé dans certaines cliniques privées. Les raisons : chèques de garantie, paiement au noir, surfacturation, refus de prise en charge, séjours inutilement prolongés, ciblage des soins les plus rémunérateurs et refus des soins complexes, équipements défectueux... ». Sa conclusion : « Je suis pour l’ouverture du capital des cliniques si le projet fait cesser ces dérives, si mes assurés peuvent accéder à des structures affichant et respectant les tarifs, s’ils peuvent disposer de factures transparentes, si les conditions de sécurité et de qualité des soins sont garanties et si l’offre de soins est équitablement répartie sur le territoire national ». Mohamed Benaguida n’est pas du tout du même avis : « Les caisses de l’AMO ne pourront pas résister à une explosion des dépenses de santé », craint le président de l'Association nationale des cliniques privées. D’après lui, ce n’est pas en allant à la recherche d’investissements directs étrangers que les profondes problématiques du secteur de la santé pourraient être résolues. « L’admission des capitaux non médicaux dans le système de santé ne nous semble pas être une solution aux problèmes du système », estime-t-il. Un haut cadre chez l’ANAM se montre tout aussi alarmiste : « Les tarifs seront bien plus importants que ce qu’ils sont actuellement ». D’où cet appel qu’il lance avec insistance : « Il est indispensable qu’en matière de tarifs, les investisseurs potentiels se conforment aux grilles de l’ANAM». Mohamed Naciri Bennani, président du syndicat des médecins libéraux, prévient à son tour : « Si demain ce projet de réforme aboutit, l’investissement dans le secteur médical sera donc accessible à des groupements financiers (banques et assurances) et tout autre investisseur privé habilité, de par cette loi, à en assurer la gestion et en y employant des médecins comme de simples salariés ».

Bien encadrer pour éviter les dérapages

[caption id="attachment_11293" width="295"] Mohamed Benaguida, président de l"Association nationale des cliniques privées[/caption]

Différents professionnels avancent que la réforme portée par Louardi présente aussi des avantages. Encore faut-il, selon le DG de la CNOPS, qu’elle soit accompagnée des mesures d’accompagnement nécessaires. « Il ne faut pas sacrifier le secteur public. Il doit être la locomotive », insiste-t-il. Et d’enchérir : « L’accréditation est une contrainte pour les cliniques, mais nous la réclamons. Nous constatons en effet qu’en son absence, ceux qui profitent du système sont ceux qui ne respectent pas les pratiques. Exemple de mesure qui s’impose alors : un cahier des charges strict, qui soit le même pour tout le monde ». La possibilité de l’accroissement des inégalités entre les régions dans l’accès aux soins est une autre source d’inquiétude des professionnels. Selon Mohamed Benaguida, le système marocain est calqué, sur de nombreux aspects, sur le modèle français. « Le capital des cliniques privées a été ouvert à des non médecins dans un cadre réglementé. L’hospitalisation privée est bien protégée au niveau ordinal. Les corps médical et paramédical sont protégés par l’Etat parce que les sociétés qui détiennent des capitaux dans des établissements privés n’ont pas la liberté de fixer les tarifs. Celles-ci n’ont pas non plus la liberté de s’implanter là où elles le souhaitent », détaille-t-il. Au Maroc, la carte sanitaire tant réclamée par tout le corps médical n’a pas encore été dessinée. Elle constitue un instrument destiné à mieux répartir les infrastructures à travers tout le territoire et à doter d’établissements les régions éloignées, afin de rapprocher les soins des citoyens. De surcroît, cette carte permet la maîtrise des dépenses de santé et la bonne répartition des équipements sur l’ensemble du Royaume. « Seul cet outil manquant permettra de déterminer les régions où les futurs investisseurs pourraient implanter des cliniques gérées par des sociétés civiles professionnelles », avance Abdelaziz Adnane. Et d’ajouter : « Cela permettra de refuser l’ouverture d’une clinique à Casablanca ou à Rabat si les besoins sont satisfaits, et d’orienter les investisseurs vers d’autres régions avec, pourquoi pas, des incitations fiscales, des aides ou autres pour veiller au respect des dispositions de la carte sanitaire, il faudra en parallèle mettre en place une autorité de régulation et un Conseil de l’ordre fort »

 

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