Louardi sous pression

Ce projet de loi n’est pas la proposition de notre parti, ni du ministre de la Santé, ce texte nous dépasse », reconnait, impuissant, un ministre membre de l’actuelle équipe gouvernementale. Il s’exprimait lors d’une rencontre, tenue au Parlement en décembre dernier, avec les syndicats opposés au projet d’ouverture des capitaux des structures de soins privées aux investisseurs non médecins. « Suite à cet aveu de faiblesse des politiques, j’avais compris que les porteurs de projet ont les reins solides », nous confie un syndicaliste qui a assisté à cette rencontre. Sur les 113 articles du projet de loi 131-13 relatif à l’exercice de la médecine qui remplacera la loi 10-94, seul le volet dédié à la libéralisation de la médecine crée des remous. La polémique vigoureuse suscitée à ce sujet dure depuis plus de cinq ans.

Genèse d’un projet

Eté 2009, la scène se déroule dans un grand hôtel casablancais. Une des stars de la médecine au Maroc, bien introduite dans les arcanes économiques, rencontre un syndicaliste chevronné du secteur médical. Les deux médecins discutent de ce fameux projet. « Cette loi est une nécessité pour le Maroc », insiste le médecin, VRP des milieux économiques. Ce dernier regrette que Mohamed Cheikh Biadiallah n’ait pas passé ce projet du temps où il était ministre de la Santé (2002- 2007). Il confie que tous ses espoirs reposent sur Yasmina Baddou. « Les lobbys recommandent à la ministre de faire de ce dossier sa priorité », raconte notre source. En 2010, Baddou se lance dans cette bataille. En riposte, un front commun est constitué contre elle. À la demande du médecin-lobbyiste, la ministre de la Santé ouvre le dialogue avec les syndicats. Résultat, des amendements sont apportés à la première version du texte. Sauf que les vents du printemps arabes vont souffler sur la région. Ils emporteront ce projet de texte et le gouvernement El Fassi avec. « Baddou ne maîtrisait pas son sujet. Elle n’était pas convaincue du bien fondé du projet », rappelle un médecin qui assisté aux négociations avec la ministre.

Le projet est-il réellement une priorité ?

Quatre ans après, la Santé au Maroc tient ses Assises à Marrakech. El Houssaine Louardi, le nouveau et dynamique ministre de la Santé, veut donner un nouveau souffle à ce secteur. Le Livre blanc présenté, en juillet 2013, lors de la 2e conférence sur la Santé n’aborde pas cette épineuse question de la « libéralisation » de la médecine. « S’il y avait un lieu propice pour débattre de ce projet, c’était bien cette conférence. Sauf que le ministre a choisi de faire l’impasse sur ce débat », note Dr Abdelmalek El Hannaoui, Secrétaire général du Syndicat indépendant des médecins du secteur public (SIMSP). Novembre 2013, le projet est sorti de nouveau des tiroirs de la Direction de la réglementation du ministère. En parallèle avec la « bataille » pour baisser les prix des médicaments, Pr Louardi ouvre un nouveau front avec les médecins cette fois-ci. Des consultations sont lancées pour recueillir les remarques des partenaires sociaux sur la nouvelle version de ce texte. Des syndicats s’élèvent contre la démarche du ministère qu’ils boycottent. D’autres préfèrent dialoguer avec Louardi. Le SIMSP émet trois remarques. « Il faut revoir les priorités du ministère. La mise à niveau de l’hôpital public et des CHU doit passer en premier, étant la colonne vertébrale de toute réforme de la Santé au Maroc », exige Hannaoui. Avec d’autres représentants des fonctionnaires du secteur, il demande la sortie des décrets d’application de la loi relative au système de santé et à l'offre de soins ainsi que les décrets nécessaires pour la mise en oeuvre de la carte sanitaire. « Sans ces deux textes, aucune planification ni répartition des structures de soins ne sont possibles », souligne Hannaoui. Tous les syndicats et organisations professionnelles contactés s’accordent à confirmer que l’introduction de ce projet de loi dans le circuit législatif à cinq semaines des élections de l’Ordre National des médecins (ONM) n’est pas opportune. Pour eux, c’est là une manière de détourner l’attention des professionnels de la Santé sur cette réforme stratégique. Entre temps, la redistribution des cartes est en marche…

À l’assaut du marché de la Santé

Dr Ahmed Filali est médecin-directeur d’une clinique à Tanger. Il y a quelques jours, il a reçu la visite de deux jeunes entrepreneurs de la ville qui lui ont proposé de racheter sa clinique. « Leur offre était intéressante financièrement, mais je l’ai déclinée », confie-t-il. Le cas de Dr. Filali est loin d’être une exception. « Des prospections sont réalisées par des investisseurs qui lorgnent sur des cliniques existantes », confirme un directeur de clinique à Casablanca. « Ces investisseurs travaillent en souterrain. Pour le moment, nous ne connaissons pas leur vraie volonté », s’inquiète-t-il. Des groupes actifs dans le secteur de la Santé au Liban et dans les pays du Golf ont déjà visité le Maroc dans le même but. La raison de cette course aux positions s’explique par la volonté de ces investisseurs de se positionner dans les villes à fort pouvoir d’achat. Si la Carte sanitaire était appliquée convenablement, la répartition de l’offre de soins privés sera décidée par le gouvernement. Les nouveaux investissements seront alors invités à s’installer dans les régions en dehors de l’axe très prisé de Casa-Rabat. Ces derniers frappent déjà à la porte du ministre de la Santé pour avoir une autorisation d’ouverture à la capitale économique. « J’ai refusé et j’ai soumis leurs dossiers au chef du gouvernement », tranche Louardi. D’autres investisseurs affichent clairement leurs ambitions. En octobre 2012, le groupe émirati Tasweek Real Estate Development and Marketing annonçait déjà la couleur. Cette société lance son complexe de tourisme médical à Marrakech. En janvier 2014, la Société d’aménagement Zenata (SAZ), filiale du Groupe CDG, annonce son pôle Santé. Un appel à manifestation d’intérêt (AMI) international a été lancé pour la sélection de l’opérateur devant opérer dans cette ville médicale. D’autres groupes financiers ont les yeux rivés sur des centres de radiologie, d’oncologie ou encore les 17 cliniques de la CNSS. En parallèle de cette ruée des investisseurs sur le secteur de la Santé, commence la bataille politique pour faire passer le projet de loi chahuté. La partie est-elle gagnée d’avance ?

Les inspections en question

Le bilan jugé unanimement positif de Pr Louardi à la tête du ministère de la Santé est l’un des principaux atouts devant faciliter l’adoption de la loi devant officialiser l’ouverture des capitaux des cliniques aux non médecins. Fin stratège, le membre dirigeant du Parti du Progrès et du socialisme (PPS) intensifie le forcing pour épuiser ses adversaires : Missions d’inspections des cliniques, visites éclaires des hôpitaux publics, négociation pour réviser la loi sur le temps plein aménagé (TPA), mise en place du partenariat public privé (PPP). A ce rythme, difficile de suivre le ministre. Ses adversaires considèrent que ce ne sont là que des « actions tactiques » pour faire passer le projet. « Le timing des inspections n’est pas innocent. Les cliniques n’ont pas été inspectées depuis des années et soudain on lance des inspections à tout va », critique une source syndicale. Un directeur de clinique à Casablanca n’est pas de cet avis : « J’ai été inspecté. Le ministère est dans son droit de le faire. Ce n’est pas là une tentative pour nous fragiliser face à l’opinion publique ». À noter que la cadence des missions d’inspection n’a jamais été régulière. Du temps de Baddou, 5 inspections ont été réalisées en 2009, 64 en 2010, 107 en 2011. Avec l’arrivée de Louardi, le rythme baisse à 5 en 2012, avant de reprendre pour atteindre 214 en 2013. Avant même d’arriver au Parlement, le fameux projet de loi divise les députés. Serait-il l’objet d’une nouvelle guerre des tranchées entre majorité et opposition ? Les différents lobbys aiguisent leurs armes pour remporter la dernière bataille… ❚

 

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