INDE : Le nationaliste Modi à la tête de l’Inde

Même dans les ruelles sombres et poussiéreuses de Batla House, un quartier musulman surpeuplé dans la frange sud de Delhi, le nom de Narendra Modi est sur toutes les lèvres. Pour la première fois depuis plus d’une décennie, cet Hindou qui deviendra le prochain premier ministre soulève dans son pays autant d’espoirs que de craintes. « Les temps ont changé. Dix ans se sont déjà écoulés. Nous ne devons pas nous inquiéter », affirme Abdul Wahab, jeune commerçant, diplômé en administration des d’affaires, en faisant allusion aux pogroms antimusulmans perpétrés en 2002 dans l’Etat du Gujarat - gouverné alors par Modi  par des groupes hindous provoquant la mort de centaines de musulmans. « Laissons-le faire quelque chose de nouveau, quelque chose de bon dans les cinq prochaines années. Que demande l’individu ordinaire ? De l’eau potable, des factures d’électricité moins élevées, les nécessités essentielles à la subsistance des gens. L’inflation pose un grand problème », précise-t-il. Et de conclure: « Les musulmans soutiennent également Modi ». Pas tous, bien sûr. Bien que des milliers d’habitants de Batla House aient voté, la semaine dernière, pour le Bharatiya Janata Party (BJP) du nationaliste hindou Narendra Modi - le propulsant ainsi vers une victoire des plus écrasantes en une génération - la plupart des musulmans dans le quartier et à travers tout le pays soutiennent encore d’autres partis, dont notamment le parti vaincu du Congrès, qui se décrivent comme laïques et qualifie le BJP d’organisation de discorde tachée de sang des victimes des pogroms antimusulmans. Mais le fait que les musulmans instruits sont prêts à donner à Modi une chance de faire ses preuves suggère qu’il a une occasion historique non seulement pour relancer l’économie, comme il l’a promis, mais aussi pour transformer et réunifier une société traumatisée par la partition qui a été à l’origine de la création du Pakistan musulman en 1947. La question est de savoir si Modi saisira l’occasion ou sera-t-il rejeté pour avoir glissé vers un agenda plutôt Hindou, et qui n’aura donc gouverné que pendant une brève période en tant qu’homme politique et orateur éminent du pays. Le discours de Modi suggère qu’il tente certainement de s’inscrire dans l’histoire de manière éminente et favorable. À quelques exceptions près, ses discours de campagne n’ont pas spécialement porté sur les causes hindoues mais sur la nécessité de relancer la croissance économique qui n’a cessé de reculer sous une décennie de leadership du Parti du Congrès et surtout de rétablir la réputation de l’Inde sur le plan international. Il a promis de lutter contre la corruption, de construire des routes, de moderniser l’industrie, de rivaliser avec la Chine et de créer de l’emploi pour le million de jeunes indiens qui tentent d’intégrer le marché du travail chaque mois dans le deuxième pays le plus peuplé du monde. Cette phrase mémorable de Jairam Ramesh du Congrès sur les problèmes d’hygiène est expressive à ce propos : « En Inde, la construction de toilettes doit passer avant celle des temples ». Et d’ajouter que « l’Inde d’abord » devrait être la religion du gouvernement et la constitution son livre saint. Au terme de sa campagne électorale, le discours de Modi devient encore plus inclusif et plus conscient du verdict de l’histoire. Ses promesses réitérées d’oeuvrer sans relâche pour le bien des 1,25 milliard d’habitants de l’Inde (dont 175 millions de musulmans) ne sont pas passées inaperçues, que ce soit parmi la majorité hindoue ou dans les taudis des musulmans du quartier Batla House. « Pour ramener l’Inde au rang de grande puissance du 21e siècle, il nous faudra 10 ans », a lancé Modi aux foules en liesse réunies au Gujarat, le vendredi dernier après la victoire écrasante du BJP qui a viré en tête avec 282 sièges sur les 543 que compte la Chambre du peuple (Lok Sabha). Ce fût avec une grande émotion qu’il s’est adressé aux parlementaires BJP, le mardi dernier, pour confirmer que le nouveau gouvernement se consacrerait « aux pauvres, aux jeunes et aux femmes », ainsi qu’à toutes les couches défavorisées de la société indienne. Modi a prêté sermon en sa nouvelle qualité de Premier ministre le lundi 26 mai 2014. « Son ambition n’est pas juste d’être un autre leader politique qui prend la relève pour diriger le pays pendant 5 ans. Mais Il veut surtout transformer l’univers politique de l’Inde », assure Ashutosh Varshney, politologue à l’Université Brown. « C’est l’ambition d’être inscrit dans les mémoires comme étant le plus grand leader politique que l’Inde a connu depuis Jawaharlal Nehru (le premier Premier ministre). Ce désir d’être reconnu en interne et sur la scène internationale comme un grand leader l’incitera à se concentrer sur les réformes et le redressement économiques de l’Inde ». Mais voici le hic : l’influence de la Rashtriya Swayamsevak Sangh (Organisation des volontaires nationaux) pourrait compromettre l’image panindienne homogène et laïque que Modi tente de maintenir. Il doit son triomphe électoral, non seulement aux jeunes, aux diplômés, experts en informatique et aux Indiens formés à l’étranger qui ont dirigé ses campagnes sur les médias sociaux, mais aussi aux travailleurs de la RSS, le groupe nationaliste hindou de droite qui a crée le BJP et que Modi (63 ans) a servi loyalement depuis son jeune âge. Alors que le premier groupe est favorable à la promotion de l’investissement et à la généralisation de l’utilisation d’Internet haut débit dans les villes indiennes, les militants de la RSS s’empresseront allègrement d’expliquer pourquoi les musulmans devraient être expulsés vers le Pakistan pour vivre avec les coreligionnaires dont ils (ou leurs parents) ont été séparés lors de la partition il y a 67 ans. Certes, le manifeste du BJP ne mentionne que prudemment et au passage les questions âprement disputées pour lesquelles les hindous extrémistes pourraient exiger une action sous un gouvernement dirigé par ce parti. Parmi ces actions figurent la construction d’un temple hindou du dieu Ram sur le site de la mosquée démolie à Ayodhya, l’abrogation du statut spécial d’autonomie de l’État de Jammu-et-Cachemire à majorité musulmane, et l’imposition d’un code civil uniforme qui mettrait fin à l’application de la loi islamique dans les affaires familiales des musulmans. Après sept décennies d’indépendance, pour la plus grande partie sous la domination du Congrès, le musulman moyen est plus pauvre et moins instruit que son concitoyen hindou. Les musulmans sont victimes de toutes sortes de discrimination allant du domaine de logement jusqu’aux prêts bancaires. En sa qualité de Premier ministre, Modi devrait résister aux exigences extrêmes des militants hindous, tout comme il l’a déjà fait au cours de son mandat de dix ans en tant que ministre principal du Gujarat. Toutefois, force est de constater que le parti vainqueur et à sa tête Modi semblent singulièrement mal placés pour améliorer le sort des musulmans ou de renforcer les liens entre les communautés religieuses. Le nouveau Premier ministre a dû porter toutes sortes de coiffes régionales bizarres dans sa quête de votes du Pendjab dans l’ouest et à l’Arunachal Pradesh à l’Est, mais il est réputé pour avoir refusé d’enfiler une simple coiffe musulmane. Il n y’a pas un seul musulman parmi les parlementaires du BJP (même s’il y avait sept candidats musulmans).

 

De même, la coalition dirigée par le BJP, qui a remporté l’élection 2014, est beaucoup moins représentative que celle qui a installé Atal Bihari Vajpayee comme prédécesseur de Modi en tant que Premier ministre pour le BJP en 1999. Certains musulmans ne sont pas prêts à abandonner de longues années de soupçons et de méfiance sur Modi. « Je suis très inquiet. Nous ne nous considérons point en sécurité sous ce gouvernement », confi e Mohamed Asim, jeune tailleur de 26 ans, originaire de l’Etat surpeuplé de l’Uttar Pradesh. Il confectionne des blazers dans un atelier clandestin au quartier Batla House. « Le BJP est partial et plus particulièrement Modi. Ils discriminent les musulmans ». Quid alors des promesses de Modi de redresser l’économie au profit de tous ? « Ce ne sont que des promesses et de la politique. Tout cela n’apportera rien de bon », tranche le tailleur. Après le meurtre de 50 personnes dans des émeutes entre hindous et musulmans l’an dernier à Muzaffarnagar dans l’Uttar Pradesh, et les récents affrontements à proximité de Meerut, les Indiens s’inquiètent de l’éclatement de nouvelles vagues de violence intercommunautaire sous un nouveau gouvernement Modi - qu’elles soient suscitées par les extrémistes hindous, par les provocateurs à la solde des ennemis politiques de Modi ou par le Pakistan. Le danger est que de tels incidents risquent de raviver le souvenir des horreurs du Gujarat en 2002 et de détourner l’attention de Modi de son programme économique largement applaudi. « Un déchainement de violence sapera sa crédibilité et augmentera les angoisses et les préoccupations sur l’Inde », avertit Pratap Bhanu Mehta, président du Centre for Policy Research de New Delhi. « Il doit maintenir une paix sociale profonde et crédible, ce qui permettra même à l’économie de prospérer ». Mehta rappelle que les « méchants » au sein du BJP et du RSS se sentent renforcés par l’élection du triomphale de la semaine dernière. « Qu’est-ce qu’ils vont faire et comment va t-il les contrôler ? », s’interroge-t-il. Ramachandra Guha, un historien indien, qui est aussi critique à l’égard des dirigeants du Congrès issus de la dynastie Nehru qu’à celui des extrémistes du BJP, voit deux éléments contradictoires dans l’approche de Modi alors qu’il se prépare pour son mandat de Premier ministre. Il le qualifie de « modernisateur économique élevé dans une tradition idéologique xénophobe et réactionnaire ». En Asie du Sud, Guha soutient que l’histoire moderne laïque de l’Inde le distingue de ses voisins, en particulier la république islamique du Pakistan et les Etats de plus en plus bouddhistes du Myanmar et du Sri Lanka. Pour l’historien, « il y a eu de nombreuses séries d’émeutes entre hindous et musulmans, mais selon le récit classique, nous ne sommes pas un État hindou ». Et d’ajouter : « Puisque nous nous sommes toujours distingués dans la région, nous devrions en être très fiers ». Étant donné que Modi a promis de construire une Inde plus forte, plus prospère et plus unifiée, il doit se réjouir des avantages politiques avec lesquelles il entame son premier mandat. Avec un taux de participation record, à la fois en chiffres absolus (soit 551 millions) et en termes d’électeurs éligibles (66,38%), Modi, qui a débuté sa carrière dans le commerce du thé, a gagné le soutien des castes hindoues et brahmanes à faible et à moyen revenu. Le BJP a remporté aussi d’importantes parts de votes particulièrement chez les jeunes et dans les villes et cités de l’Inde. Seulement 9% de musulmans ont voté en faveur du BJP, deux fois plus que dans les dernières élections. En plus, un nombre croissant de musulmans se dit lassé de la stratégie alarmiste du Congrès envers le BJP et le RSS dans le but de remporter le maximum de votes, tout en négligeant les questions qui importent comme l’économie du pays. Modi, qui s’est inspiré des plus grands dirigeants autoritaires de l’Asie tels que Lee Kuan Yew de Singapou, a déjà révolutionné les campagnes électorales en Inde en lançant une montée au pouvoir solidement financée, parfaitement organisée et au succès inégalé. Des millions d’Indiens, hindous ou autres, attendent de lui aujourd’hui de révolutionner également l’art de gouverner dans la plus grande démocratie du monde. « Il peut tout faire. Il va transformer l’Inde. Vous verrez », assure un ingénieur en électronique chez Alstom, qui a rejoint la foule accueillant le vainqueur au siège du BJP à New Delhi le week-end dernier. Certains musulmans ont tendance à être approbateurs. « Je pense qu’il pourra gouverner pendant 10 ou 15 ans », articule Khurshid Anwar, ancien professeur privé, barbu d’âge moyen, lors d’une discussion sur la politique avec des amis autour d’un thé et des biscuits dans une résidence au Batla House. « Nous sommes tous en attente du changement, certains dans la peur et d’autres dans l’espérance. Et nous sommes dans l’espérance »