Londres, hub pour la finance islamique
Baroness Sayeeda Warsi

Au printemps de cette année, politiciens, hauts responsables de la fonction publique, banquiers et dignitaires étrangers se sont donnés rendez-vous dans les locaux dorés de Lancaster House au ministère des Affaires étrangères à l’ouest de Londres. Le genre de rassemblement où, exceptionnellement, l’alcool ne fait pas partie du programme. Et pour cause, il s’agit d’une réception destinée à célébrer les ambitions de Londres de devenir un futur hub de la finance islamique. Une niche, mais une industrie à croissance rapide qui cadre bien le capitalisme moderne avec les principes religieux de l’Islam. Les discours étaient brefs et les toasts portés avec du jus de mangue et de l’eau plate, plutôt qu’avec des verres de vin provenant des caves du ministère des Affaires étrangères. La réception a été brièvement interrompue pour la prière du soir dans une salle adjacente préparée pour l’occasion. Le gouvernement britannique a annoncé l’an dernier son intention de devenir le premier pays occidental à émettre une obligation « halal » ou sukuk, un titre de créance conforme aux principes de la charia qui suppose l’interdiction de l’intérêt. Pour les initiés de l’industrie, ce fût une nouvelle confirmation que la finance islamique était bel et bien lancée. « Le Royaume-Uni est l’une des économies les plus grandes et les plus établies dans le monde, et soutient que la finance islamique est prête à y être appliquée », affirme Afaq Khan, le directeur de Saadiq, la branche islamique de Standard Chartered. « Il s’agit donc d’un vote de confiance qui renvoie un signal fort que le Royaume-Uni est ouvert à la finance islamique ». Certains sceptiques ne peuvent s’empêcher de blêmir quand le gouvernement britannique déroule le tapis rouge pour une industrie encore peu connue et qui adhère à la charia, ou la loi la islamique. Pourtant, les atouts sont évidents. De ses humbles débuts il ya quelques décennies, l’industrie mondiale de la finance islamique devrait atteindre cette année 2 trillions de dollars, étendant son champs d’action aux banques, fonds communs de placement, assurances, private equity et même à certains hedge funds. « Plus je me penche sur cette industrie, plus je réalise qu’il s’agit là d’une évidence », soutient Baroness Sayeeda Warsi. Et la ministre des Affaires étrangères et co-présidente du groupe de travail en charge de la finance islamique au sein du gouvernement d’ajouter : « Les chiffres sont incroyables ! ». L’approche fait partie d’une vaste stratégie adoptée par le gouvernement visant à maintenir la position de la City de Londres en tant qu’entrepôt de la finance mondiale du 21e siècle, profitant de son statut lucratif, mais parfois litigieux. Renforcer la finance islamique est un aspect important dans cette démarche surtout si, comme le gouvernement l’espère, cela s’accompagnerait d’une vague d’investissements par les pays et financiers musulmans reconnaissants. Mais le Royaume-Uni s’engage dans un champ plutôt encombré. Les plus grands marchés de la finance islamique sont la Malaisie, l’Iran et l’Arabie saoudite. Mais l’Iran est pratiquement coupé du reste de l’industrie par les sanctions internationales et aussi par les différentes interprétations de la charia, laissant la place aux deux autres pour devenir les principaux pôles de la finance islamique. L’Arabie saoudite et la Malaisie ont la taille et la profondeur pour agir en tant que centres de gravité régionaux pour le Moyen- Orient et l’Asie, et les aspirations d’être des leaders en la matière sur le plan mondial. Ensuite, il ya les hubs établis offshore menés par Bahreïn, l’un des pionniers de l’industrie, mais aux côtés d’un Dubaï ambitieux qui ne cesse de s’affirmer en tant que tel. Bahreïn a une longueur d’avance, mais Dubaï lui a déjà volé son titre de hub financier du Moyen-Orient et espère également devenir la capitale de « l’ économie islamique » émergente. Londres est la capitale financière occidentale de la finance islamique mais le Luxembourg, Hong Kong et l’Afrique du Sud sont désormais en concurrence avec le Royaume-Uni pour devenir le premier pays non-islamique à émettre des sukuks souverains et se démarquer dans le domaine. Plusieurs facteurs se sont réunis pour favoriser une industrie aujourd’hui courtisée par plusieurs pays. La croissance fût rapidement au rendez-vous après la création d’un nombre de banques islamiques par des commerçant arabes pieux dans les années 1970 et 1980, suscitant l’intérêt de nombreux musulmans attirés par la promesse d’avoir accès aux services financiers sans pour autant briser leurs principes religieux. La Malaisie a commencé à promouvoir la finance islamique après la mise en place de son institution financière conforme à la charia en 1983. Essentiellement, les banquiers, les avocats et les religieux qui sont bien versés dans les principes financiers de l’Islam collaborent ensemble pour utiliser les concepts autorisés par la charia afin de contourner l’interdiction des taux d’intérêt fixes et la spéculation monétaire pure. Ils doivent également répondre aux injonctions en matière d’actifs réels pour appuyer leurs transactions et de partage des pertes et des profits. Ainsi, un sukuk, ou obligation halal, ne produit pas d’intérêt, mais représente pour les investisseurs un titre de créances ou un prêt dont la rémunération et le capital sont indexés sur la performance d’un ou plusieurs actifs par l’émetteur, actifs qui sont affectés au paiement de la rémunération et au remboursement des sukuks. Au cours de ses deux premières décennies, l’industrie était rudimentaire et n’a attiré que peu d’attention externe. Mais la situation a évolué suite à la flambée des prix du pétrole dans les années 2000 et aux finances boostées des pays du Golfe en particulier. Ce qui a attiré l’appétit des banques occidentales qui ont pu ensuite renforcer la sophistication et la crédibilité de l’industrie. L’avenir s’annonce prometteur. EY, le cabinet de conseil (anciennement Ernst & Young), prévoit que le système bancaire islamique seul devrait croître et passer à 3.4 trillions $ en 2018 étant donné qu’une large population de musulmans reste exclue du système bancaire, notamment en raison d’interdits religieux. Même les partisans sont surpris par le rythme du développement du secteur. Lorsque M. Khan de StanChart s’est installé au Bahreïn en 1994 pour gérer les quelques transactions initiales conformes à la charia chez Citigroup, les opérations étaient rares, et ont rarement dépassé les quelques millions de dollars. Mais au cours de la dernière décennie, Saadiq, la branche islamique de StanChart a effectué des financements conformes à la charia à hauteur de 73 milliards $. « Même dans mes rêves les plus fous, je n’ai jamais imaginé que l’industrie allait se développer avec un tel rythme», indique Khan. Et pourtant, l’industrie a ses détracteurs. Certains critiques musulmans estiment qu’il s’agit simplement d’un moyen de donner un vernis de charia à la finance conventionnelle selon la lettre de la loi islamique et non son esprit. Les critiques affirment également que l’industrie a échoué dans le sens où certains adeptes aiment surtout promouvoir l’injonction de l’Islam à partager les profits et les pertes comme argument principal plutôt que celui lié à la dette usuraire. Toutefois, en pratique, la finance islamique s’écarte souvent peu du système conventionnel. Tarek El Diwany, trader de produits dérivés converti en prosélyte de la finance islamique, est un critique particulièrement virulent de l’industrie moderne. Il fait valoir qu’elle a tout simplement copié le cadre institutionnel et les produits de la banque traditionnelle. « Non seulement il s’agit d’un manque de vision mais elle va souvent à l’encontre des objectifs de la loi islamique », explique t-il. Diwany soutient que la finance islamique serait beaucoup plus respectée parmi les outsiders si elle offrait une véritable alternative, celle qui aurait pu être convaincante dans le sillage de la crise financière mondiale. Son argument est largement partagé par certains initiés de l’industrie. « Plutôt que de s’en tenir à nos principes traditionnels, nombre d’acteurs dans cette industrie considèrent la charia comme un obstacle à surmonter, un problème à résoudre. Où est donc la substance intellectuelle et la dignité dans tout cela ? », se demande-t-il. Certains partisans estiment que la finance islamique a parfois compromis ses principes dans ses efforts de se développer. Cela a effectivement suscité une série d’oppositions de la part des « jurisconsultes de la charia », les spécialistes qui agissent en tant que gardiens des fondations religieuses de l’industrie. En 2008, Sheikh Muhammad Taqi Usmani, l’un des jurisconsultes les plus éminents de la charia, a indiqué que certaines structures éminentes de sukuks se sont trop éloignées de l’esprit de la loi islamique. « Ce qui a donné froid dans le dos à l’ensemble de l’industrie », se souvient Harris Irfan du EIIB- Rasmala, une banque d’investissement islamique, mais les normes ont été immédiatement serrées et la croissance relancée. Beaucoup de musulmans sont tout simplement agnostiques sur la finance islamique. En dépit des grands espoirs, la banque islamique de détail n’a pas réussi à décoller au Royaume-Uni, par exemple. Même en Egypte, bastion à forte population musulmane, l’industrie a eu du mal à s’implanter solidement. Certaines banques occidentales se sont également retirées après une rentabilité décevante. Mais la plus grande déception fût celle de HSBC, qui a contribué à la croissance de l’industrie. La banque a fi ni par réduire ses activités bancaires conformes à la charia en éliminant sa branche Amanah il y’a deux ans, ainsi que tous ses services de détail sauf en Malaisie et en Arabie saoudite. Bien que HSBC ait maintenu ses activités de banque d’investissement islamique, la suppression de l’Amana a porté un coup dur à l’ensemble de l’industrie. Malgré ces revers, la finance islamique a continué à mûrir et prendre de l’ampleur. Les vives controverses autour de ses pouvoirs religieux sont tout à fait naturelles et inévitables, étant donné l’ampleur et la diversité de l’Islam. Malgré les efforts déployés pour harmoniser les interprétations de la charia, il y aura probablement toujours des divergences d’opinion entre les régions, les pays et les clercs, soulignent certains experts en la matière. Les adeptes de l’industrie aiment à souligner que l’adhésion aux valeurs financières de l’Islam est un processus, et non un critère absolu. Iqbal Khan, le fondateur de HSBC Amanah et l’un des premiers champions de l’industrie, indique que puisque la finance islamique devient plus mature, elle deviendra progressivement plus fidèle à l’esprit de la charia. Il envisage un secteur où les banques islamiques sont beaucoup plus petites dans un cadre moins controversé, dominé par une majorité de sociétés de gestion d’actifs conformes à la charia, des coopératives et des entreprises d’assurance. On ne sait pourtant quel rôle le Royaume-Uni sera en mesure de se tailler pendant que l’industrie évolue. La Malaisie et la région du Golfe maintiendront leur position de poids lourds de l’industrie, mais la position de capitale occidentale de la finance islamique reste à prendre. Le Professeur Rifaat Ahmed Abdel Karim, un pionnier de l’industrie et ancien régulateur des normes islamiques dans la région du Golfe et en Malaisie, est enthousiaste à l’idée de lancer un plan de sukuks au Royaume- Uni, mais il souligne quand même que le gouvernement doit élargir sa vision au-delà de l’émission. « Londres a un rôle à jouer, mais ce doit être le début, et pas la fi n de son engagement envers cette industrie ». Baroness Warsi comprend tout à fait la prudence dont fait preuve Londres en retardant les plans de sukuks qui étaient initialement prévus par le dernier gouvernement travailliste, mais ils ont été reportés suite à l’éclatement de la crise financière. Elle rejette, cependant, le fait que l’émission de l’emprunt souverain sukuk à hauteur de £ 200 millions ne soit qu’un geste « symbolique » tout en insistant sur une volonté politique du Royaume-Uni à jouer un rôle principal dans la finance islamique. Et d’ajouter que Londres ne veut pas uniquement un morceau du gâteau, mais veut contribuer à son évolution et sa croissance ❚