Analyse : Dans les ombres de la banque parallèle

Atravers la fenêtre de son bureau, Qiao Jingshan peut apprécier une vue panoramique du centre-ville de Yuncheng et suivre l’évolution de toutes ces nouvelles constructions qui poussent comme des champignons un peu partout. Des complexes résidentiels vides ou à moitié construits sont dispersés à travers le paysage urbain portant des noms comme « Eastar Upward », « Golden Riverside» ou «Stars and River Mansion ». En sa qualité de chef comptable au sein de Yuncheng City Investment, un véhicule de financement destiné aux collectivités locales, Qiao a joué un rôle essentiel dans le développement de cette ville qui est un centre industriel fondé sur la sidérurgie, au centre de la Chine. Son dernier poste consiste à vendre les « titres de fiducie » de son entreprise – des placements de dépôts à un taux d’intérêt élevé – dont les profits seront versés dans un grand projet de réseau de chauffage urbain à Yuncheng. Malgré le taux d’intérêt alléchant de 9,7% d’intérêt annuel, son produit, commercialisé sous le label « Eternal Trust Number 37 », est boudé par les investisseurs. Ce qui inquiète beaucoup Qiao. Le problème pouvait être que le marché de l’immobilier de Yuncheng passe par une zone de forte turbulence ou qu’une usine sidérurgique locale mette la clé sous le paillasson. Mais il a plutôt tendance à blâmer des facteurs externes pour cette fâcheuse situation. La quasi-défaillance d’autres produits financiers chinois a récemment déclenché l’alarme - à l’intérieur de la Chine et sur les marchés mondiaux - que le pays est au milieu d’une bulle de crédit dangereuse. Qiao admet que le projet de chauffage urbain à Yuncheng n’est pas rentable pour son entreprise. Un fait inquiétant pour tout investisseur. Mais il est peu préoccupé par cette histoire. « Tous nos investissements sont dans les travaux publics et sont normalement payés par les collectivités locales. En plus, à l’échéance du titre de la fiducie, le gouvernement devrait s’en charger et nous restituer les fonds pour rembourser les investisseurs », explique Qiao. Et d’ajouter : « Ne vous inquiétez pas, il est impossible qu’il y ait une crise financière ici à Yuncheng ». Les titres de fiducie comme ceux offerts par Yuncheng City Investment sont au coeur du secteur bancaire parallèle en Chine, qui a octroyé des prêts aux entreprises chinoises les plus exposées au risque, à hauteur de Rmb30 trillions (4.8 trillions dollars) depuis 2007. Un secteur qui a favorisé la création du plus grand boom du crédit dans l’histoire. Néanmoins, que ce soit à Yuncheng ou ailleurs dans nombre de villes similaires à travers le pays, cet immense secteur de la banque de l’ombre, mal réglementé, commence à poser des problèmes, avec de profondes implications pour la deuxième économie du monde - et potentiellement pour l’économie mondiale. Aujourd’hui, le Financial Times a entamé une série sur la façon dont le « shadow banking » - un terme qui couvre un large éventail d’institutions non bancaires qui effectuent la plupart des fonctions des banques traditionnelles, mais le font en dehors du système traditionnel des banques réglementées - est en train de transformer le paysage de la finance dans le monde entier. La dernière bulle du secteur bancaire parallèle qui a éclaté aux États- Unis à l’approche de 2008, avait aggravé la crise mondiale qui a suivi. A présent, les marchés et les régulateurs craignent que l’accumulation rapide des risques dans ce secteur en Chine pourraient infliger des dommages similaires. Les inquiétudes suscitées par le shadow banking chinois ont secoué les marchés boursiers mondiaux cet hiver, après avoir signalé que le secteur de gestion de patrimoine était au bord du défaut de paiement. Il a été rapidement restructuré, pour susciter encore une fois des préoccupations concernant un produit similaire baptisé « Opulent Blessing ». Bien qu’il s’agisse de petits produits par rapport à l’économie chinoise, les marchés financiers - et les régulateurs – y ont prêté une grande attention. Et constatant la croissance remarquable du secteur, beaucoup de chinois mettent en garde contre un « Lehman moment » si la Chine devait faire l’objet d’un retrait massif de ses banques parallèles. Certains craignent également que les secteurs de l’économie les plus endettés et les plus exposés au risque, dont notamment l’immobilier et les aciéries, ne puissent plus disposer de financement. Par conséquent, la croissance économique de la Chine, portée principalement par les investissements, pourrait connaitre une fin abrupte. « Les banques traditionnelles ont été très stratégiques en poussant leurs actifs les plus faibles vers ces canaux », explique Charlene Chu, ancienne analyste de les travaux publics tels que les routes, le chauffage publique ou les systèmes d’égouts. La dernière estimation officielle a avancé un montant total de la dette détenue par LGFV de Rmb17.9 trillions, l’année dernière, l’équivalant de plus de 31% du PIB de la Chine en 2013. La plupart des LGFV ont été créés dans le sillage de la crise financière mondiale à la fin de 2008, lorsque les exportations chinoises ont fortement chuté et que le gouvernement a lancé un énorme plan de relance pour éviter un désastre économique. Les LGFV étaient considérés par Pékin comme un mal nécessaire et étaient autorisés au début à emprunter directement auprès des banques étatiques. Alors que Pékin exhortait les entreprises Fitch, et l’une des premiers à soulever de sérieuses questions au sujet de la croissance du secteur bancaire de l’ombre en Chine. « Ce sont les plus faibles institutions et créanciers qui s’engagent dans le secteur parallèle, où les mauvaises décisions et gestions des risques sont la norme ».

Un mal nécessaire

Yuncheng City Investment est l’un des 10.000 « véhicules de financement relevant du gouvernement local » (LGFV) mis en place par les officiels du parti communiste comme un moyen de contourner les lois qui interdisent aux gouvernements locaux de déclarer des déficits. Ils sont amenés à lever des fonds par tous les moyens qui leur sont accessibles afin de couvrir des projets pour le compte des collectivités locales, souvent dans et les collectivités locales à emprunter et à dépenser autant qu’elles le pouvaient, la dette totale au PIB dans l’économie de la Chine a augmenté de 130% en 2008 à plus de 220% en 2013. Les actifs dans le secteur bancaire formel et parallèle ont augmenté de 10 à 25 trillions de dollars. Cela signifie que la Chine a créé un nouveau crédit à peu près équivalent à l’ensemble du système bancaire américain en l’espace de cinq ans. Le plan de relance massif a rapidement boosté les taux de croissance, mais le nouveau système crédit a rapidement commencé à peser sur les bilans des prêteurs et sur les exigences de fonds propres. Ainsi, avec l’approbation tacite des décideurs Pékinois, d’autres formes de crédit ont commencé à germer dans l’ombre. Les banques ont reconditionné les prêts à risque pour les emprunteurs les moins solvables, y compris de nombreux LGFV, et les ont vendus sous forme de «produits de gestion de patrimoine » aux déposants ordinaires. Les sociétés de fiducie peu réglementées ont rejoint la démarche en octroyant des prêts à taux d’intérêt élevé aux emprunteurs à risque après les avoir reconditionnés pour enfin les vendre à travers les banques sous forme de «titres de fiducie ». Sur papier, les titres de fiducie ne sont censés être vendus qu’à des investisseurs détenant 1million Rmb et plus, mais cette règle est souvent brisée compte tenu que les fiducies ont été conçues pour être des produits attrayants. Les taux des dépôts en Chine sont plafonnés par le gouvernement, mais ces produits innovants que sont les titres de fiducie ont été classés en catégories de produits de placement, permettant aux banques de motiver les déposants avec la promesse de rendements beaucoup plus élevés. Quant au « côté non bancaire du système financier, il est amorcé à la catastrophe et c’est encore plus vrai dans le secteur de la fiducie», soutient Jonathan Anderson, fondateur du cabinet de conseil Emerging Advisors Group. «Les produits de la fiducie sont génétiquement modifiés pour ne plus fonctionner une fois les robinets du crédit sont fermés ».

Une croissance rapide

Après le redressement de l’économie chinoise en 2009 et 2010, les décideurs politiques ont commencé à s’inquiéter des investissements peu rentables et de l’inflation des actifs. Les banques étaient priées de restreindre les prêts aux projets immobiliers, aux emprunteurs publics locaux tels que Yuncheng City Investment ainsi qu’aux industries en situation de capacité excédentaire dont notamment la sidérurgie, le verre et le ciment. Cette démarche a crée une énorme demande pour les prêts à taux d’intérêt élevé offerts à travers le secteur bancaire parallèle naissant. Selon les économistes de Barclays, la taille du système bancaire parallèle chinois est estimée à Rmb38.8 trillions à la fin de l’année dernière, soit environ un quart de la taille de l’actif total du secteur bancaire. Les analystes estiment que près de la moitié de tous les crédits accordés en 2013 provenaient de l’extérieur du système bancaire formel. Une partie de cette activité comprend entre autres la vente d’obligations d’entreprises qui ne serait pas considérée comme shadow banking dans d’autres économies. Mais une grande partie des services proposés comprend la gestion de patrimoine et les titres de fiducie lesquels produits inquiètent justement les régulateurs chinois. Le total des actifs détenus par les fiducies en Chine a augmenté de 8 % au premier trimestre par rapport au trimestre précédent pour atteindre Rmb11.7 trillions, soit le quadruple du total enregistré à la fin de 2010. Environ Rmb5.3 trillions de ces produits viendront à échéance cette année, selon les estimations de Haitong Securities, une société de courtage chinoise.

Il faut serrer les dents et y aller

Yuncheng City Investment a été créé en 2003, plus tôt que la plupart de ses concurrents. L’institution a permis au gouvernement local d’obtenir des prêts bancaires pour couvrir les projets de travaux publics. Mais elle était presque sans activité jusqu’en 2009, lorsque le gouvernement local y a installé un staff de plusieurs dizaines de personnes et s’est ensuite lancé dans une frénésie d’emprunt et d’investissement dans les routes, les musées et les logements subventionnés par le gouvernement. Lorsque les décideurs Pékinois ont switché des banques étatiques vers les LGFV pour l’octroi des crédits, City Investment s’est tourné vers le marché des obligations d’entreprises, en levant Rmb800 millions par la vente d’obligations aux investisseurs avec un intérêt annuel de 7,5%. Mais l’année dernière, Qiao et ses collègues ont indiqué qu’ils ne seraient plus autorisés à exploiter à nouveau le marché obligataire en raison des nouvelles lois qui lient dorénavant la performance des responsables gouvernementaux aux niveaux de la dette locale. Ainsi, malgré le taux d’intérêt de près de 10% qu’ ils auraient à payer, ils ont décidé de se lancer dans le marché des fiducies via Sino-australien Trust International, une coentreprise entre deux entreprises publiques basées à Shanghai et la banque australienne Macquarie Bank qui y détient 20% . Ainsi l’évolution de ces projets immobiliers qu’il poursuit à travers sa fenêtre est d’une extrême importance pour Qiao puisque la vente des terrains publics aux promoteurs immobiliers a généré près des deux tiers des recettes fiscales de Yuncheng, soit Rmb 22.4 milliards en 2012. L’encours de la dette de City Investment avant le lancement dans le marché des fiducies était déjà estimé à Rmb4.2 milliards, soit presque la moitié des recettes générées par la ville de Yuncheng (Rmb 9.1 milliard ) l’année dernière, de sources autres que la vente des terrains publics. Malheureusement, selon Qiao, le marché de l’immobilier de Yuncheng traverse un mauvais passage. « Les prix sont en baisse et les ventes ne sont vraiment pas bonnes parce qu’on construit beaucoup d’appartements dont la plupart restent vides », affirme Mr. Guo, responsable des ventes d’un projet immobilier à la périphérie de Yuncheng. Ce dernier ajoute que dans le quartier où il travaille le gouvernement a donné l’accord l’année dernière pour la construction de nouveaux immeubles sur 800 000 mètres carrés même si la population totale du district ne dépasse pas 300 000 habitants dont la plupart ne peuvent se permettre d’acheter un appartement. La liste des conditions prévues par City Investment sur le produit de la fi ducie n’est pas très longue et peu détaillée. Mais elle souligne que Yuncheng dispose de plusieurs grandes entreprises industrielles sur lesquelles le gouvernement local peut compter pour les recettes fiscales. La première entreprise figurant sur cette liste est Highsee Iron and Steel Group, qui s’est récemment effondrée sous le poids de la dette, estimée à plus de Rmb20 milliards. Une grande fonderie d’aluminium, autre source importante de recettes fiscales pour la ville est aux prises avec les conditions désastreuses du marché. L’entreprise essuie des pertes à hauteur de 30 000 Rmb sur chaque tonne de métal qu’elle produit, selon des fonctionnaires locaux. Et ces derniers d’ajouter que la société a réagi en mettant la clé sous le paillasson. En dépit du ralentissement économique et de la contraction des recettes provenant de la vente des terrains, les gouvernements locaux dont celui de Yuncheng sont appelés à soutenir leurs véhicules de financement et renflouer les produits de fiducie à taux d’intérêt élevé qu’ils ont vendus aux investisseurs. Au mieux, cela pourrait entrainer une croissance plus faible, étant donné que les recettes publiques seront détournées des nouveaux investissements pour éponger les dettes anciennes. Au pire, la contraction des recettes publiques entrainera des crises financières, les défauts de paiement dans le secteur bancaire de l’ombre risquent de se propager, et donc une croissance tirée par l’investissement ne pourra échapper à l’effondrement. « Yuncheng est une ville parmi d’autres à travers la Chine qui ont vraiment besoin d’une restructuration financière », soutient Li Daokui, professeur à l’Université de Tsinghua et ancien membre du comité de politique monétaire de la banque centrale. « Le gouvernement central devra intervenir pour faciliter cette restructuration, mais les titulaires de ces types de produits de fiducie au taux d’intérêt élevé vont certainement perdre de l’argent ». En ce qui concerne les banques et les sociétés de fiducie, tels que sino-australian, tout risque de défaut de paiement par les emprunteurs tel City Investment sera essayé par les investisseurs. La plupart des investisseurs ordinaires ont acheté les produits de gestion de patrimoine et de fiducie en supposant qu’ils sont garantis par le gouvernement puisqu’ils sont généralement vendus par les banques d’État. Mais de nombreux investisseurs commencent à remettre en question cette hypothèse. Certains sont même descendus dans la rue pour protester et exiger un renflouement par le gouvernement. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour Qiao ni pour son produit de fiducie. Mais c’est aussi un sujet de préoccupation pour les régulateurs financiers à Pékin, qui voudraient limiter la croissance de la banque de l’ombre. Mais ils se rendent compte que ce secteur est devenu si grand qu’il a aujourd’hui le potentiel de déstabiliser l’ensemble du système. «En ce moment on s’inquiète beaucoup de l’état des finances publiques », avertit un régulateur financier principal. « Si nous assistons à un retrait soudain de fonds du système bancaire de l’ombre, alors là on aura certainement un véritable problème macro-économique »