Amiante : le danger invisible

Pr Abdelaziz Aichane dirige le service pneumologie de l’Hôpital 20 août à Casablanca. Chaque jour, il reçoit des patients atteints de maladies professionnelles. Parmi eux, une catégorie de travailleurs oubliés. Leur point commun : ils avaient été au contact de l’amiante. Constituée de fibres ayant des facultés de résistances à la chaleur et à la tension, cette matière était utilisée massivement dans le bâtiment. « J’ai travaillé pendant trente ans dans une usine, j’en sors avec un cancer du poumon. Dans les années 90, des amis sont morts très tôt », se souvient l’un de ces patients avec émotion. Le service de Pr Aichane a reçu 25 cas similaires en 2013, soit 26% de l’ensemble des maladies professionnelles reçues par son service l’année passée. L’inhalation de l’amiante cause l’asbestose (insuffisance respiratoire chronique). Pire, elle peut engendrer des cancers bronchopulmonaires, de la plèvre ou des voies digestives. Malgré ces risques avérés, l’amiante n’est pas interdit au Maroc. Il continue d’être importé et il est présent dans notre environnement au quotidien à notre insu. Pourtant, il aurait pu en être tout autrement.

Amiante et lobbying

Nous sommes le 2 mai 1997, un vent chaud souffle sur la ville de Ouarzazate. La capitale du cinéma a été le théâtre ce jour-là d’un vrai film qui aurait pu avoir comme titre : Les lobbyistes. Ces derniers ont volé la vedette au Collège national des experts architectes marocains (CNEAM), initiateur du colloque sur l’amiante dans le bâtiment. C’est cet organisme qui a invité les intervenants concernés par cette question : le Laboratoire Public d'Essais et d'Etudes (LPEE), le ministère de la Santé et des experts internationaux. Sauf qu’un acteur surprise a fait son entrée en scène au cours de la plénière de ce colloque : deux experts canadiens mandatés par la société exportatrice d’amiante vers le Maroc. Les deux lobbyistes ainsi que les représentants de l’Institut de l’amiante canadien réussissent leur mission, le débat embryonnaire au Maroc pour l’interdiction totale de l’amiante est étouffé dans l’oeuf. « On a cherché fortement à nous dissuader pour laisser tomber ce sujet », se rappelle Abdelmoumen Benabdeljalil. Ex-président du CNEAM, c’est lui qui a dirigé ce fameux colloque. De ce combat, il garde un goût d’inachevé : « L’interdiction n’a pu être obtenue pour des raisons économiques. Cette décision allait toucher des centaines d’emplois. L’Etat a choisi une démarche progressive ». À la même période, le scandale de l’amiante en Europe et spécialement en France est à son summum. Au Maroc, les premières victimes commencent à se manifester. Dr Zoubida Bouayad, chef du service de pneumologie au 20 août à cette époque, reçoit les premiers cas atteints d’asbestose. Cette maladie se présente sous forme d’insuffisance respiratoire chronique due à l'inhalation prolongée de poussière d'amiante qui peut muter vers un cancer du poumon. De 1970 à 1988, le service de Dr Bouayad diagnostique 17 cas d’asbestose. Entre 1989 et 1996, ce nombre est multiplié par 7, atteignant alors 115 cas. Ces derniers se rassemblent en 1998 au sein de l’Association des victimes de l’amiante. Bouchaib Baidaba est le président de cette association : « Au départ, nous voulions apporter un soutien psychologique aux victimes. Ensuite, nous avions créé une caisse de solidarité pour prendre en charge les patients, sans couverture médicale ». En 2007, Dr Bouayad réalise une mise à jour de son étude, la pneumologue recense 256 cas, soit deux fois plus qu’en 1996.

Le feuilleton d’une interdiction avortée

Au début des années 2000 et sous la pression de l’Association des victimes, les industries importatrices et utilisatrices d’amiante au Maroc promettent de faire leur mue. Quatre ans après, c’est presque fait. « Nous n’utilisons plus d’amiante dans notre processus industriel depuis plusieurs années », nous informe le responsable communication de Dimatit. « Comme résultat évident de la campagne anti-amiante menées par des ONG, la demande du marché est devenue très fluctuante. Une baisse importante des niveaux de production a été imposée et le produit a perdu sa notoriété », constate la société Fibrociment. Depuis 2006, cette entreprise a progressivement migré vers la technologie sans amiante, notamment pour la production des plaques destinées à la vente en local comme à l’export. Pourtant, l’importation d’amiante brut continue. Les ministères du Commerce et de l’Industrie et de l’Environnement ont délivré des autorisations d’import jusqu’à 2013 pour ce produit cancérigène. Selon les chiffres de l’Office de change, le Maroc a importé des quantités importantes (voir tableau p 15.). Le pays importe cette matière du Canada et de la Russie (2012-2013). « Je trouve regrettable qu’après une période transitoire, le législateur ne soit pas allé plus loin pour bannir cette matière. Depuis que la pression a baissé, le business de l’amiante a repris », regrette Benadbeljalil. Et d’insister : « il faut interdire cette matière surtout que rien ne justifie ce statu-quo. Ce produit constitue un danger de mort certain ». Ironie du sort, le Canada, premier exportateur mondial d’amiante, a banni cette matière ! Comme le titrait le quotidien canadien The Globe and Mail, « au Canada l’amiante est (ndlr, seulement) bon pour l’exportation ». Au niveau national, le gouvernement est divisé sur l’interdiction. « L’interdiction de l’amiante aura des répercussions directes sur l’emploi. Nous préconisons une étude d’impact avant de prendre toute décision sur ce sujet », botte en touche une source au ministère de l’Emploi. Pour sa part, Hakima El Haïti, ministre déléguée chargée de l’Environnement est catégorique : « Nous avons décidé de ne plus délivrer d’autorisations d’importation de cette matière ». Le ministère de la Santé et le LPEE restent, quant à eux, motus et bouche cousue sur ce sujet. Pourtant, le Centre des matériaux et de génie industriel de LPEE consacre une partie de son travail à l’amiante dans le bâtiment. Pendant que le gouvernement marocain hésite à l’interdire, cette matière cancérigène est toujours présente autour de nous, y compris dans certaines écoles, mettant des enfants en danger… de mort.

Le cauchemar de vivre avec l’amiante

L’amiante est invisible mais omniprésent. Il est incorporé dans des produits en ciment (tôle, dalle) ou dans des liants divers (colles, peintures, joints, mortiers à base de plâtre, béton bitumineux, et même asphaltes routiers ou d"étanchéité…). Il a été massivement utilisé dans les bâtiments pour ses propriétés isolantes et sa flexibilité. « La tôle en ciment est un produit d’utilisation de masse au Maroc parce qu’il n’est pas cher », remarque l’expert architecte Benabdeljalil. Ces tôles libèrent de l’amiante au fil des années. Benadeljalil, fin connaisseur de l’urbanisme à Casablanca, s’inquiète également de la gestion des déchets des bâtiments amiantés. « Les banlieues de Casa ont servi comme décharge pour des matériaux de construction amiantés », alerte-t-il. « Lors de la démolition d’une baraque construite en tôle d’amiante-ciment, les déchets ne sont pas gérés de manière appropriée. Ils peuvent être enfouis, ils continueront à dégager des fibres d’amiante ». Khalil Tabaa, est un professionnel du désamiantage. Il dirige une entreprise à cheval entre l’Hexagone et le Maroc. «Toutes les bâtisses anciennes devraient subir un diagnostic, spécialement les écoles et les hôpitaux », préconise-t-il. Malgré les risques de la présence de l’amiante dans ces établissments, les opérations de désamiantage sont rarissimes. « Au Maroc, j’ai réalisé deux audits liés à l’amiante. Le premier dans les locaux d’une filiale de multinationale et le deuxième au siège une chancellerie étrangère », détaille-t-il. Le département de l’environnement promet une étude sur la présence des matières dangereuses, dont l’amiante. La dernière étude sur cette matière remonte à…1996. En attendant la mise à jour des données, les conséquences sur la santé publique au Maroc sont là.

Les priorités sont ailleurs

Les maladies liées à l’exposition à l’amiante sont vicieuses. Elles ne se manifestent que très tardivement, des décennies après. L’une des victimes que nous avons rencontrées a été au contact de l’amiante durant 14 ans avant de découvrir qu’elle est atteinte d’asbestose. « Les épouses de travailleurs au contact de l’amiante peuvent aussi tomber malade », prévient Dr Bouayad. Cette parlementaire ne cesse, depuis dix sept ans, de tirer la sonnette d’alarme sur les risques liés à l’amiante : « Hélas, le sujet n’est plus prioritaire pour les responsables. Pourtant, l’effet de cette exposition va être de plus en plus visible dans la société », préditelle. Le pic de la maladie en France était le début des années 2000, le Maroc est-il maintenant dans la même situation ? Réponse de Pr Aichane : « Les maladies professionnelles liées à l’amiante sont en baisse. C’est la période des années 90 qui a connu un fort taux de cas. Nous recevons surtout des patients qui ont pris leurs retraites. Par contre, d’autres maladies connaissent une progression inquiétante comme l’asthme professionnel ou l’exposition au plomb ».

La réglementation en question

La législation marocaine relative à l’amiante se limite à trois textes. Le premier est l’arrêté de 2010, fixant la valeur moyenne d’exposition aux fibres d’amiante dans le milieu de travail. Le deuxième est l’arrêté de 2014 relatif à la protection des travailleurs exposés aux poussières d’amiante et fixant le critère de sélection du laboratoire qualifié pour l’observation de la poussière. Enfin, un décret classe l’amiante comme produit dangereux, dont l’importation est soumise à autorisation. La qualité de ces textes législatifs est remise en cause puisque la logique voudrait que l’amiante soit interdit purement et sim- plement. « La réglementation prévue pour protéger les travailleurs est très sommaire », critique Benabdeljalil. Contacté par L’Observateur du Maroc, une source au ministère de l’Emploi défend les textes en vigueur : « Nous sommes conformes aux standards internationaux en la matière. La protection des travailleurs exposés à l’amiante est l’une des priorités des médecins inspecteurs du travail ». Le hic, c’est que ces dispositifs ne fonctionnent pas sur le terrain. Prenons le cas de Casablanca, les 8 médecins rattachés à l’inspection du travail n’ont effectué aucune visite de terrain au cours de cette année. La cause : un différend avec leur département sur des indemnités. Les mêmes interrogations se posent sur le respect de la valeur moyenne d’exposition dans le milieu du travail pour l’amiante. Fixée à 0,6 fibre par centimètre cube d’air pour 8 heures de travail, cette disposition légale est-elle respectée ? Abdelmalek Afriate, membre de la Chambre des conseillers, est l’un des rares parlementaires à avoir soulevé cette question au Parlement en 2013 : « L’amiante est encore utilisé dans le milieu professionnel et les contrôles font défaut ». Ce syndicaliste regrette que « les comités d’hygiène et de sécurité prévus par le Code du travail n’existent que rarement dans les entreprises ». Selon le département de l’Emploi, seules 4% des entreprises ont mit en place ces structures.

Travailler, en attendant le clap de fin…

L’autre motif d’inquiétude des médecins et des défenseurs des victimes, c’est la responsabilité civile des employeurs. « Dès qu’une personne déclare une maladie professionnelle, elle commence un sinueux chemin pour déclarer sa maladie », déplore Baidaba, président de l’Association des victimes des maladies professionnelles, fondée en 2003. Cette structure accompagne les victimes dans le long chemin de la déclaration de la maladie, de l’expertise de l’assurance professionnelle et du traitement. « Les dossiers de victimes passent des dizaines d’années au niveau de l’expertise », regrette Dr. Bouayad. «Si le jugement est prononcé en faveur de la victime, des assurances portent l’affaire en appel. Certains dossiers s’éternisent au niveau des tribunaux ». Et le président de l’Association des victimes des maladies de conclure : « Plusieurs victimes de l’amiante préfèrent ne pas déclarer leur maladie de peur de perdre leur emploi ». La plupart d’entre eux attendent la mort en silence… ❚

 

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