« Le militantisme religieux permet de retrouver une image positive de soi »
Khalid Hanfioui, sociologue

L’Observateur du Maroc : Comment décrivez- vous la perception et le rapport des jeunes Marocains à la religion ?

Khalid Hanfioui : Avant de tenter de répondre à cette question, à partir des données disponibles, il faudrait noter que le sujet est tellement vaste que je ne peux l’aborder que sur un plan général. La relation des jeunes avec la religion est au centre des enjeux sociaux, politiques et idéologiques, nationaux et internationaux. Ainsi, ma réflexion s'appuie-t-elle sur une exploitation d’un certain nombre de recherches empiriques effectuées au Maroc, en particulier l'enquête nationale sur les valeurs et l’étude sociologique sur les jeunes et les valeurs religieuses, mais aussi sur des résultats d'une petite enquête exploratoire par interviews. De ces travaux ressort un premier constat, c’est que travailler sur les jeunes et la religion dans la société marocaine nécessite une vigilance conceptuelle et méthodologique ; car définir avec précision ces deux variable (jeunes et religion) est relativement difficile. Parallèlement, l’éducation et la socialisation religieuse commencent à prendre plus de temps et se caractérisent par l’intervention de plusieurs acteurs. Ces derniers ne partagent pas forcement la même conception ni les mêmes bases éducatives. La socialisation religieuse des jeunes marocains n’est pas, aujourd’hui, étanche à l’impact des influences internationales, aux montées des intégrismes globalisés, ni à l’effet de l’ouverture libérale du marché des produits religieux (livres, cassettes, CD, sites web, médias télévisuels). Dans ce contexte, le référentiel de la tradition locale ne demeure point seul à oeuvrer au niveau de la socialisation religieuse des jeunes Marocains qui reçoivent des messages variés allant d’une conception populaire à une conception théologique orthodoxe avec une cohabitation parfois belliqueuse. Aussi, cette relation est-elle fragmentée en fonction de l’âge, du sexe, de la famille d’origine, du niveau d’instruction, de l’héritage culturel de la famille, des conditions économiques et du lieu de résidence. A titre d’exemple, les attitudes religieuses des jeunes citadins sont souvent différentes de celles des jeunes ruraux. Si les premiers ont tendance à s’identifier à un Islam normatif et scripturaire, les jeunes ruraux, souvent élevés dans les traditions populaires, montrent un attachement à incarner les coutumes ancestrales. La sainteté et le culte des saints constituent une composante majeure de leur univers religieux.

Comment le rapport entre jeunes et religion s'est-il développé dans le milieu universitaire ?

Bien que la jeunesse estudiantine partage avec la jeunesse en général certains comportements, attitudes, aspirations et incertitudes, elle s’en distingue néanmoins par la formation et l’expérience de vie qu’elle acquiert durant son passage à l’université. Personne ne conteste actuellement le fait que la tendance islamiste constitue la revendication idéologico-politique la plus visible au sein de l’université marocaine. Cette revendication correspond à un besoin d’un cadre sécurisant recherché par une jeunesse en mal de vivre, déçue par le système d’enseignement et aigrie par le chômage ou hantée par son spectre. La mouvance islamiste comme cadre d’appartenance devient le lieu où ces jeunes cultivent l’espoir. La recherche d’un cadre spirituel sécurisant reflète un certain malaise de la société dont les victimes immédiates sont les étudiants désorientés face à leur avenir. Ces dernières années, on constate qu’il y a une évolution chez les étudiants vers l’accroissement du sentiment religieux et vers un désir de s’exprimer selon les préceptes de l’Islam. Les étudiants islamistes se manifestent par l’habit (le hijab), les slogans, l’affichage sur les murs, les manifestations culturelles. En tant que groupe vulnérable face à la situation économique, une partie des étudiants commencent à intégrer un processus de redéfinition de leur identité. L’insécurité, la marginalisation et le faible encadrement culturel ont contribué au déclanchement de ce processus de réajustement et à une redéfinition du « soi » que l’Islamisme sous toutes ses formes offre à la jeunesse estudiantine.

Peut-on parler d'un regain de spiritualité chez les jeunes ?

Malgré les progrès scientifiques et technologiques que connaît la société marocaine et l’engagement de cette dernière dans un processus de rationalisation, nous observons une montée assidue de la spiritualité chez les jeunes. La spiritualité se définit ici comme étant une expérience existentielle et personnelle du sacré qui se manifeste dans des rituels spécifiques. Le contexte socio-économique marocain offre aux jeunes un avenir professionnel et conjugal de plus en plus incertain. La spiritualité permet à un segment de jeunes le dépassement de la vie quotidienne telle qu’ils la connaissent et constitue une voie d’accès à la piété et à l’ataraxie à travers un ensemble de pratiques et de rituels. Cette spiritualité constitue aussi un marqueur identitaire et idéologique qui pourrait les aider afin de revendiquer une position dans l’échiquier politique et dans les débats d’idées.

Une étude récente dévoile une certaine ambivalence chez les jeunes, une dualité de perception qui marie, d'une manière paradoxale, références religieuses et séculaires. Comment l’expliquer ?

L’étude en question a mis l’accent sur l’affirmation du socle orthodoxe des croyances et des pratiques chez les jeunes qui se consolide davantage. Extrait : « Notre étude souligne que la religiosité des jeunes musulmans marocains est très affirmée et que les jeunes sont aujourd’hui, à cet égard, certainement plus pratiquants que la jeunesse d’hier » (El Ayadi M. et autres, « L’Islam au quotidien, enquête sur les valeurs et les pratiques religieuses au Maroc, ed la Croisée des chemins, 2013. p. 215.). Si les vieux de nos jours ne sont pas plus pratiquants que les vieux du passé, les jeunes d’aujourd’hui sont, en revanche, plus pratiquants que ceux d’hier. Cette étude a constaté également une intensité religieuse remarquable chez les jeunes marocains (les prières et les jeûnes surérogatoires). Les pratiques religieuses des jeunes se caractérisent de plus en plus par une tendance à l’individualisation et au déclin des pratiques communautaires qui deviennent ponctuelles et occasionnelles. Effectivement, l’étude à souligné une juxtaposition plus ou moins simultanée de deux référentiels axiologiques. Tout en se référant aux valeurs fondatrices de l’Islam, les jeunes adhèrent aux nouvelles valeurs qui émergent dans la société marocaine et qui commencent à intégrer son référentiel identitaire. Ainsi, des valeurs comme celles des droits de l’homme, de l’égalité entre les sexes, du droit des enfants, de la citoyenneté, de l’Etat de droit, de la justice sociale et du mérite sont aujourd’hui autant de valeurs qui façonnent le rapport des jeunes à la société et à l’Etat. Cette ambivalence ne se retrouve pas que chez les jeunes, elle se retrouve également dans toutes les strates de la société marocaine et jusque dans certains groupes politiques voire même au sein des instances gouvernementales qui se veulent traditionnelles et modernes à la fois. Ainsi l’on peut voir un parti de gauche côtoyant un parti « islamiste » avec des référentiels qui sont sensés se rétorquer, ou bien des avancées « modernistes » et des propos traditionnels des membres de ce même gouvernement initiateur de ces avancées modernistes ! Pourquoi donc les jeunes ne seraient-ils pas au diapason de toute la société et de leurs idéaux ?

Quelles différences y a-t-il entre la religiosité de nos jeunes et celle de leurs semblables dans les autres pays arabes ?

D’une richesse culturelle, mystique et spirituelle remarquable, le monde arabe constitue un espace multi-religieux. Pour répondre à cette question, nous nous focalisons uniquement sur les jeunes arabomusulmans. Comme vous le savez, ces jeunes traversent aujourd’hui une crise ayant pour indicateur une insécurité économique et politique. Cette jeunesse manifeste un besoin collectif de se créer un nouveau cadre identitaire, réel ou imaginaire, d’appartenance basé sur les règles de l’Islam. Dans l’absence des statistiques religieuses standardisées dans la région arabe, comment peut-on procéder pour mesurer le degré de religiosité des jeunes en vue d’engager une approche comparative entre les jeunes marocains et leurs compères dans les autres pays arabes, surtout que leur rapport avec la religion nous renvoie à des phénomènes complexes et pluriels (croyances, pratiques, représentations, organisations religieuses, acteurs religieux…) ? Notre questionnement cherche à identifier jusqu’à quel point cette jeunesse applique scrupuleusement les règles de l’Islam normatif dont le Coran est la source principale. Le défi de la mesure de la religiosité nous oblige de prendre comme base l’observation de la fréquence et de l’intensité des pratiques religieuses des jeunes. Ces dernières sont relativement simples à observer et à déterminer, comparées aux croyances. La prière et le jeûne pourraient être des indicateurs basiques de religiosité. La tendance générale chez les jeunes arabes est orientée davantage vers les pratiques régulières et occasionnelles. Ces pratiques religieuses se renforcent avec l'âge. Les pratiquants réguliers constituent un segment statistiquement significatif. Même chez les non pratiquants, on constate un sentiment d’appartenance à la religion et c’est rarement que l’on peut trouver des jeunes sans pratiques et sans sentiment d’appartenance. En raison de la diversité culturelle et de l’hétérogénéité des composantes historiques (musulmanes, arabes, amazighe, juives, africaines, occidentales) de la société marocaine, il est difficile d’engager une véritable comparaison systématique avec les autres pays arabes et par conséquent de mesurer le degré de conformité de la jeunesse marocaine à l’islam normatif.

L'islam politique a-t-il sa place dans le coeur de nos jeunes, les a-t-il réconciliés avec la politique?

Au Maroc, l’Islam politique prend des physionomies différentes aussi bien au niveau de l’organisation qu’au niveau du positionnement idéologique. Qu’elles soient dans l’exercice du pouvoir ou dans l’opposition, les organisations islamistes accordent une attention particulière aux jeunes et plus particulièrement à la jeunesse instruite et urbaine. L’engagement des jeunes dans ces organisations est multidimensionnel. Il exprime une révolte contre l’injustice, le despotisme et la déliquescence morale, mais aussi un désir intense d’affirmation de la personnalité face aux situations de marginalisation sociale, qui peuvent s’accompagner de la peur de perdre l’estime de soi ou, plus généralement, d’une crise profonde d’identité. Le militantisme religieux permet de retrouver une image positive de soi, stable et valorisée. Certes ces organisations contribuent à la réconciliation des jeunes avec la politique mais elles leur offrent également un cadre organisationnel permettant l’accès à des formes de fraternité qui redéfinissent les mécanismes de stratification sociale à partir de nouveaux critères (Attakoua, piété). Dans un contexte socio-économique difficile où l’avenir devient de plus en plus incertain et dans l’absence d’alternatives offertes aux jeunes, une partie d’entre eux risque de devenir plus réceptive aux discours extrémistes qui pourraient constituer des menaces sécuritaires pour la société marocaine❚