Jeunes, religion et conflits

Cinq jeunes Marocains ont été condamnés, en ce mois de juillet, par le tribunal de première instance de Souk El Arbaa du Gharb, au nord de Kénitra, à six mois de prison ferme chacun pour avoir mangé en plein Ramadan. À Rabat, un jeune de 19 ans a été condamné à trois mois de prison pour avoir fumé une cigarette dans la rue. Il justifiait son acte par son droit à exercer sa liberté individuelle. Pendant ce temps, les mosquées ne désemplissent pas. Chaque soir, des jeunes croyants prennent d’assaut les maisons de Dieu dans un élan de spiritualité exaltée par l’ambiance du mois sacré. Les jeunes marocains souffriraient-ils d’un dédoublement de la personnalité ? A en croire les résultats des différentes études sociologiques traitant du rapport des jeunes avec la religion, on pourrait facilement le penser. Avoir à la fois comme idole Brad Pitt, Ronaldo et le Prophète… est pour le moins surprenant ! Pourtant, les sociologues sont catégoriques, cette « dualité » de références n’a rien de pathologique. Au contraire, c’est « l’expression d’une identité plurielle et dynamique qui est en perpétuelle mutation », soutient le sociologue Khalid Hanefioui. Un dynamisme que les différentes enquêtes sociologiques confirment. Dans ce cas précis, tout s’explique par un véritable regain de spiritualité au sein de la jeunesse marocaine, mais également dans les autres sociétés musulmanes. D’après une enquête menée il y a quelques années (2006) auprès des jeunes par les sociologues Mohammed El Ayadi, Hassan Rachik et Mohamed Tozy, ce retour remarquable à la religion est accompagné d’une forte consolidation des croyances et des pratiques de l’Islam. Fait surprenant, les chercheurs ont relevé que la jeunesse d’aujourd’hui est plus pratiquante que celle d’hier ! Une tendance qui sera confirmée quelques années plus tard (en 2011) par l’enquête menée conjointement par notre confrère l’Economiste et le cabinet Sunergia. Axée sur le nouveau rapport de la jeunesse à la religion, cette enquête a été menée auprès d’un échantillon de 1.100 jeunes de 15 à 29 ans, toutes catégories socioprofessionnelles confondues. Et contrairement à ce que l’on peut croire, les jeunes Marocains, malgré leur fort goût pour les « plaisirs terrestres », sont de plus en plus attachés aux « préceptes célestes ». Concernant le voile, par exemple, deux jeunes sur trois se sont déclarés favorables au port du hijab. Un chiffre qu’un simple tour dans la rue peut confirmer : impossible de ne pas remarquer le grand engouement des Marocaines pour le voile. A l’école, dans le milieu professionnel ou familial, les jeunes filles revendiquent un retour assumé aux sources. Tandis que leurs mamans, quand celles-ci avaient leur âge, se ruaient sur les micros jupes et arboraient les coiffures ébouriffées à la mode dans les années 70 et 80, les Marocaines d’aujourd’hui préfèrent le voile. Un voile certes modernisé et mis au goût du jour, mais qui n’en reste pas moins porteur de beaucoup de significations. La première reste cette « forte affirmation de l’identité musulmane, au-delà de l’identité marocaine », comme le soutiennent les auteurs de « L’Islam au quotidien. Enquête sur les valeurs et les pratiques religieuses au Maroc ». Autres indicateurs clés, 66% des jeunes interviewés en 2011 acceptent ou demandent le port du voile (contre 57% cinq ans plutôt). Une forte évolution qui en dit long sur les changements profonds des mentalités en une courte durée. « Cette revivification de la religiosité est certainement en rapport avec la conjoncture politique. L’effervescence religieuse et l’effervescence politique dans le monde de l’Islam se sont toujours avérées comme les deux faces de la même pièce», soulignent Tozy et les autres co-auteurs de l’étude. L’islam se conjugue-t-il à la politique pour donner sens à l’existence de ces jeunes en mal de repères et d’espoir en ces temps d’incertitude ? D’après les chercheurs, c’est là l’une des explications de ce fort renouement avec la pratique religieuse. Une sorte de spiritualité « intéressée » qui offre à la fois des repères identitaires et idéologiques pour se positionner aussi bien socialement que politiquement (voir entretien avec le sociologue Khalid Hanefioui). Mais au-delà de ce caractère politico- religieux, les sociologues relèvent une certaine tolérance dans la pratique de l’islam chez ces nouveaux musulmans. Explication : les jeunes seraient moins orthodoxes que leurs parents. Si le sentiment d’appartenance est certes fort, il n’est pas pour autant conditionné par la pratique, spécialement de la prière. Plus d’un sur deux des 18-24 ans et six sur dix des 25-34 ans considèrent que l’appartenance à la religion musulmane n’est pas forcément liée au fait de prier. Par contre, le jeûne du mois de ramadan reste sacralisé. Ça devient même une « note éliminatoire » car plus de la moitié des jeunes interrogés considèrent un non jeûneur comme non musulman, voire comme apostat. Une donnée qui renvoie au grand débat déclenché chaque année avec l’avènement du mois sacré à propos du droit de chacun de jeûner ou pas. Sujet polémique, ce débat est porté par les membres du Mouvement Alternatif pour les Libertés Individuelles (MALI). Ce dernier revendique ouvertement le droit de manger en plein public pendant le mois de Ramadan. Principaux arguments avancés : étant des citoyens marocains non musulmans, ils devraient être autorisés à rompre le jeûne en public sans être inquiétés par les autorités. Une revendication qui ne semble pas trouver réponse vu qu’à la veille du mois sacré, la Sûreté nationale est passé à la vitesse supérieure en annonçant la création d’une nouvelle brigade spécialisée pour traquer les non jeuneurs. La réaction des membres de MALI et du Conseil des anciens musulmans marocains n’a pas tardé. Ces derniers critiquent et appellent à l’abolition de l’article 222 du code pénal marocain, sanctionnant toute personne mangeant en public pendant le Ramadan. Ne se limitant pas au jeûne, les contestataires dénoncent également l’article 220 criminalisant la liberté de culte en réclamant le droit de choisir sa religion conformément aux conventions internationales sur les libertés de croyance (voir entretien Imad Eddine Habib, fondateur du Conseil des anciens musulmans marocains). Entre spiritualité montante et aspirations d’émancipation, les jeunes Marocains, à l’image de leur société, vivent, tant bien que mal, les gestations d’une identité en reconstruction. Pourvu qu’ils trouvent leur voie ❚