Souk nssa d’Anfeg : Une révolution de velours
Nejma et sa fille Habiba viennent de Tiliwa pour faire leur shopping hebdomadaire.

Sur la route d’Anfeg

Samedi, 5h30, il fait encore nuit à Tiznit et Si Ali, notre chauffeur « khettaf » censé nous conduire jusqu’à Anfeg tarde à arriver. Trente minutes plus tard, il déboule en trombe sur sa vieille Peugeot 405. Large sourire aux lèvres, long ruban blanc sur la tête, Ali, porte une confortable tunique (foukia) bleu Majorelle. «En fait, au bled nous n’avons pas synchronisé nos montres avec la nouvelle heure. Nous gardons toujours l’ancienne !», explique-t-il en redémarrant. Direction: Anfeg. Peu de gens, même dans ces deux villes, connaissent l’existence de cette bourgade située à 95 km de Tiznit et à 48 Km de Tafraout. «C’est un petit village sans histoires comme il y en a tant dans cette région», argumente Ali qui a grandi dans le village de Tiliwa, situé à quelques kilomètres de notre destination. Eclairée par la lumière hésitante du lever du soleil, la route de Tafraout commence à dévoiler ses beaux paysages: un mélange de récifs montagneux roses, des dunes couvertes d’arganiers et de plantes sauvages et quelques sillons rappelant vaguement les cours de rivières et de ruisseaux vaincus par la grande aridité sévissant dans cette région de l’Anti-Atlas. Après 30 minutes de route, Ali nous prévient que nous sommes au pied de Jbel Afoud. « C’est le tronçon le plus difficile de notre voyage ! Plus de 1500 m de hauteur », annonce-t-il en renforçant, des deux mains, son emprise sur le volant. Confiant, il négocie les virages successifs avec la dextérité d’un habitué qui arpente ces sentiers depuis 14 ans. Nullement inquiété par le ronronnement brouillant du moteur de sa vieille 405, il maintient la cadence, reste concentré et ne se laisse pas distraire par la grande beauté du paysage. Fréquenter différents types de gens et négocier sa« bouchée de pain » et celle de ses enfants au quotidien depuis des années, en ont fait un homme pratique.

Le marché des femmes

Au bout de 1h45 de route, nous sommes enfin arrivés à Anfeg. Blotti entre deux montagnes, le village commence à peine à se réveiller. Comme Ali, les autres habitants du village n’ont pas changé l’heure. Ici, la bourgade vit à son propre rythme. Mais ce jour est exceptionnel, spécialement pour les femmes. C’est leur jour, celui de leur souk. Planté au coeur du village sur une place de terre battue en ciment, le marché est garni de petites échoppes. Les lèvetôt ont déjà ouvert leurs boutiques pour proposer leurs diverses marchandises aux premières clientes venant non seulement d’Anfeg mais également des douars voisins. La boutique de si Lahbib a des allures attrayantes. Une petite foule s’est déjà formée devant des babouches berbères colorées, sandales artisanales en cuir, couettes, jouets, parfums, tagines, brasiers et amandes. Le verbe affable et le regard baissé, le commerçant traite avec ses clientes avec tact. « Ça fait de longues années que j’ai mon commerce dans ce village. Les jours du souk sont toujours exceptionnels. Le plus gros de nos gains est réalisé durant les samedis et les dimanches », nous explique si Lahbib, en nous offrant, généreusement le petit déjeuner à l’arrière boutique: du thé, du pain du bled, du miel et un bon bol d’Amlou. Plus loin, au milieu de la place, Brahim, commerçant de fruits et légumes, est submergé par les requêtes de ses clientes. Nécessaires, ses produits ont beaucoup de succès. C’est la base du fameux tagine berbère. A ses côtés, le bijoutier n’est pas moins sollicité. Les femmes ne résistent pas à l’attrait de ses bijoux en argent. Elles contemplent, s’attardent, touchent, essaient et réessaient, s’admirent puis marchandent longtemps avant de céder à leurs envies en se procurant l’objet de leur convoitise. Joignant l’utile à l’agréable, des mères de familles et de jeunes filles profitent au maximum de ce moment et de cet espace qui leur est exclusivement réservé. Enfin, temporairement... Le lendemain, le souk deviendra comme les autres: Un souk d’hommes.

L’origine

Mais pourquoi donc Anfeg abrite-t-il deux marchés hebdomadaires en deux jours successifs alors que le plus courant, dans la majorité des bourgades, c’est d’avoir un seul et unique souk ? Rkia, 45 ans, venue s’approvisionner, a l’explication : «Auparavant, il n’y avait que le grand marché du dimanche qui était implicitement réservé aux hommes. C’est très mal vu qu’une femme du douar s’aventure dedans. Si une femme n’a pas d’homme (mari, fils, frère, cousin,…) pour lui ramener ce dont elle avait besoin, elle devait se rabattre sur ses voisins !». Sauf qu’avec le temps, chacun des voisins a été submergé par les requêtes des nombreuses femmes solitaires du douar. «Et même quand la bonne volonté y est, le bienfaiteur ne pouvait pas se rappeler de toutes les requêtes. Il y avait donc toujours quelque chose qui manquait, ou qu’une demande soit oubliée ou remise à la mauvaise personne. C’était un véritable casse-tête pour tout le monde », commente Nejma venant du douar voisin de Tiliwa faire ses courses en compagnie de ses deux filles. Confrontées à cette problématique, les femmes ont alors décidé de prendre leur destin en main. Elles ont commencé à venir la veille du souk officiel qui se tient le dimanche pour faire leurs emplettes chez les commerçants. Lesquels venaient le samedi pour préparer leur achalandage. Au fil des ans, les femmes d’Anfeg et leurs voisines ont fini par en faire un rendezvous hebdomadaire : un pré-souk exclusivement féminin. «C’était un grand pas pour l’indépendance de beaucoup de femmes», commentent, triomphantes, Rkia et ses amies. Créé par nécessité, Souk’n tamhgarine Anfeg a ainsi facilité la vie des femmes seules mais également de toutes celles désireuses de jouir d’un peu de liberté sans être stigmatisées.

À l’origine du souk, des femmes

«Beaucoup d’hommes ont quitté le village, contraints de se rendre ailleurs pour chercher de quoi vivre. Ils ont dû s’exiler à l’étranger ou dans les grandes villes telles Casablanca, Aga- dir, Marrakech, Laâyoune, Tanger… pour gagner leur vie et nourrir les leurs », affirme Lahsen Kadid, membre du bureau de l’Association d’Anfeg pour le développement et la coopération. Perché sur la montagne, le village qui ne compte plus qu’une population de 400 personnes, n’offre pas assez d’occasion de travail pour ses jeunes. Les autres 65 douars de la commune rurale d’Anfeg ne sont pas mieux lotis. Si l’élevage de chèvres et la culture d’orge aident quelques familles à vivoter, l’agriculture n’en constitue pas pour autant une bonne option pour gagner de l’argent. « La terre très fine ne s’y prête pas, surtout avec la sécheresse qui sévit ces dernières années. Par le passé, je pouvais récolter quelques quintaux pour nourrir ma famille. Mais dernièrement, j’étais obligée de délaisser mes enfants et de migrer vers Agadir pour travailler dans les grandes fermes de légumes», confie Rkia, résignée. Femme du mqadem d’un village voisin, le salaire de son mari, commis de l’Etat, ne suffit pas pour subvenir aux besoins de ses sept enfants. En congé actuellement, elle est venue au souk d’Anfeg pour acheter des chaussures à ses chérubins, des légumes et de la viande. « De quoi manger durant une semaine en attendant le prochain souk », déclare-t-elle. Dégourdie et affichant une certaine indépendance, Rkia n’est toutefois pas seule dans ce cas. «Plusieurs femmes ont été obligées de sortir travailler », regrette la dame. Plutôt conservatrice, la communauté d’Anfeg et des autres villages avoisinant « limitent », depuis longtemps, l’espace réservé aux femmes. «Durant les années 80 et bien avant, nous étions privées de l’école. Seuls les garçons avaient le droit de s’y rendre. Aujourd’hui, j’ai fait des mains et des pieds pour permettre à mes deux filles d’apprendre à lire et à écrire. Je ne veux pas qu’elles restent injustement ignorantes comme moi !», s’insurge, avec douceur, Zayna. Derrière ce visage couvert d’un voile blanc, ses yeux brillent d’enthousiasme à l’idée de voir ses filles rattraper son rêve perdu. Elle est venue d’ailleurs au souk pour acheter des cartables à ses filles. Pour Tiâazza, son amie célibataire, le marché est l’occasion de rencontrer des copines, de s’acheter «des trucs de filles», de papoter et surtout de profiter de ce «moment de liberté». «Sachant que le marché est exclusivement réservé aux femmes, nos parents nous donnent la permission de nous y rendre. C’est notre moment privilégié pour casser la routine », expliquent en choeur les cinq filles arrivées à pied ou à dos d’ânes des douars voisins. Pour Rabia, 15 ans, et sa maman, qui viennent de Tajarmounte, le souk est l’occasion de s’acheter quelques affaires pour l’école et de changer d’air. « Chaque jour, je me réveille à 5h du matin pour me rendre à mon école se situant à 1h30 de marche de chez moi. Le jour du marché, je viens avec ma mère pour nous approvisionner tout en nous offrant une petite balade conviviale », raconte la fillette avec un large sourire. Orpheline, elle vit avec sa famille des aides des voisins et des petits montants envoyés par son jeune frère travaillant chez un épicier à Casablanca. Des conditions de vie difficiles qui ne l’empêche pas de poursuivre ses études et de garder espoir. Sa mère, un petit panier de légumes aux bras, n’hésite pas à nous inviter, avec générosité, à partager leur déjeuner. « Ici, on partage le peu qu’on a. c’est dans nos coutumes », commente, souriant, Lahbib. Des us et coutumes que chacun des habitants se doit de respecter. Souk « n’ssa » en est l’éloquente démonstration. Sans tordre le cou aux traditions de la communauté, les femmes d’Anfeg et leurs voisines ont réussi à se réserver un moment et un espace de liberté au coeur même de leur village. Vivre en groupe sa féminité tout en s’émancipant subtilement du pouvoir patriarcal, ces braves femmes l’on fait simplement, sans prétentions féministes ni discours contestataires. Une révolte satinée, tout en douceur, à l’image de ses instigatrices ❚

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