« Si nous voulons commercer avec l’Afrique, l’Afrique doit être chez nous »
Mehdi Alioua, Docteur en sociologie, spu00e9cialiste de la question migratoire

L’Observateur du Maroc : Qu’est-ce qui a changé dans la nature de l’immigration subsaharienne au Maroc au cours de ces dernières années ?

Mehdi Alioua : Le Maroc est devenu un pays d’immigration. Cela fait longtemps que les gens viennent et y sont installés, mais on en prend conscience véritablement aujourd’hui. La nature de l’immigration subsaharienne n’a pas changé. Peut être que leur nombre a augmenté, mais pas tant que ça, c’est surtout la perception que l’on en a qui a évolué. Aujourd’hui, la présence d’immigrés reconfigure en profondeur la société marocaine. Cela créé des dynamismes, mais aussi des résistances, des violences, des conflits.

Cette migration de passage, elle existe, mais il y a aussi des gens qui travaillent, qui sont venus étudier, une immigration africaine qualitative, pouvez-vous nous en dire davantage ?

À partir du moment où vous commencez à vous intégrer dans la société en consommant, en travaillant, en vous logeant, il y a un aspect qualitatif. Pourquoi ? D’abord parce que vous dépensez de l’argent qui rentre dans les caisses de l’Etat, à travers la TVA et les impôts par exemple. Ensuite, parce que vous créez des richesses et faites vivre l’économie marocaine. Plus il y aura des mouvements migratoires, temporaires ou définitifs, plus il y aura potentiellement des réussites économiques. L’immigration de travail et celle liée aux études se ressemblent finalement. On vient pour tenter sa chance. La capacité d’intégration de ses immigrés dans la société marocaine est potentiellement sans limite. D’ailleurs, ils vivent déjà au milieu des Marocains. Les communautés cher- chent entre elles des dénominateurs communs.

Avec l’augmentation des flux migratoires d’origine subsaharienne vers le Maroc, pourrait-on assister à une transformation du tissu de la société marocaine, au niveau religieux, culturel, urbain ?

Forcément, cela va transformer en profondeur la société marocaine, même si celle-ci est à la base déjà multiculturelle, multilinguistique et multireligieuse. Historiquement, le Maroc a toujours pris en compte cette diversité. Alors, il est vrai que les migrants importent avec eux leurs modes de consommation et leur pratique religieuse. On le voit avec la réactivation de certaines zaouias (confréries) et de certains lieux de cultes qui étaient sur le déclin. Les nouveaux migrants qui s’installent créent aussi des niches économiques. En important avec eux leurs habitudes culinaires et vestimentaires, ils alimentent les commerces qui suivent beaucoup les tendances des milieux migratoires. Il faut leur fournir des choses qu’ils n’ont pas. Avec le temps, au-delà de ce commerce dit ethnique, il y a des mélanges qui se font et il peut y avoir de très belles initiatives interculturelles. Les Marocains commencent à acheter des objets artisanaux africains, des tissus, des produits culinaires. Cela peut aussi faire venir des touristes.

Quels sont les ingrédients au Maroc qui permettent ces réussites africaines ?

Plus un pays est attractif économiquement, plus il a d’immigrés. Mais le Maroc est un carrefour migratoire depuis des siècles, le pays a toujours accueilli des étrangers. Il n’y a rien de nouveau. Seulement, la forme change. Maintenant on parle d’opportunités économiques, de hub, mais selon moi il s’agit de la même chose. Les commerçants allaient dans le temps au souk de Sefrou, au port d’El Jadida. Il y avait aussi des familles fassies installées au Sénégal pour assurer, de part et d’autre du réseau familial, le commerce. Aussi, le principe d’aller étudier à l’étranger est vieux comme le monde. Le Maroc a toujours accueilli des étudiants africains qui venaient à Al Quaraouiyine. C’est la réponse politique que l’on donne au phénomène migratoire qui va être nouvelle.

Peut-on parler d’un rêve marocain, à l’image d’un rêve américain ?

Je n’irais pas jusque là. Il y a un espoir marocain. Le Maroc est historiquement le pays de la baraka. Lorsque vous allez en Afrique de l’ouest, si vous dites que vous venez du Maroc, certaines personnes vous touchent pour avoir cette baraka. Le Maroc est le pays des saints et des marabouts. C’est le pays d’où est arrivé l’islam confrérique africain. Même pour ceux qui ne sont pas musulmans, je suis persuadé que cela touche leur imaginaire. Aujourd’hui, il y a aussi l’idée d’une nation marocaine moderne et indépendante, qui attire par son dynamisme commercial notamment. En revanche, cet espoir marocain peut disparaître très facilement. La réponse politique que donnera le Maroc à cet espoir le ferra grandir, le transformera peut être même en rêve, ou au contraire le ferra disparaitre. Le Maroc a beaucoup à y gagner, économiquement mais aussi politiquement, dans des soutiens pour les causes marocaines, comme celle du Sahara par exemple. Le Maroc a tout intérêt à nourrir ce rêve.

La réponse politique pourrait prendre quelle forme ?

Ce que fait le Roi en Afrique est déjà très fort. Il ne signe pas juste des contrats. Il joue aussi son rôle religieux. Le souverain est allé parler de l’islam marocain. Au niveau diplomatique, c’est quelque chose de positif et de symbolique. Le Maroc retrouve un peu plus de puissance. Bien sûr il y a aussi les accords de coopération qui suivront, notamment en termes d’éducation, de recherche scientifique et de formation militaire. Ceux là, il faut les multiplier et les faire vivre. Après seulement suivra l’économie, ce n’est pas une priorité. Les Marocains savent déjà très bien faire du business. Allez faire un tour à Dakar, Abidjan, Lomé, Conakry, voyez le nombre de marocains établis, des commerçants autant que des cadres. En ce qui concerne la politique de régularisation lancée l’année dernière, nous n’avons pas été à la hauteur des attentes du Roi. Il faut que la régularisation atteigne plus de monde, pas que des cols blancs ou des cadres. Allons aussi vers les ouvriers, les artistes, les marginaux, des gens différents. C’est important pour la société marocaine. Si nous voulons commercer avec l’Afrique, l’Afrique doit être chez nous ❚