« En Jordanie, l’unité nationale est renforcée contre Daech »
Denis Bauchard, Spu00e9cialiste du Moyen-Orient

'Spécialiste du Moyen-Orient, Denis Bauchard de l’IFRI a un regard avisé sur la Jordanie.'

Ambassadeur de France en Jordanie puis directeur pour le Moyen-Orient et le Maghreb au quai d’Orsay, Denis Bauchard est aujourd’hui consultant pour l’IFRI (Institut français des relations internationales), le principal think tank français. Cet excellent spécialiste du Moyen-Orient donne, pour l’Observateur du Maroc et d’Afrique, son regard sur la Jordanie.

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : La Jordanie est souvent considérée comme le maillon faible des pays du Moyen-Orient. Qu’en est-il réellement ?

Denis Bauchard : Ce n’est pas vraiment le maillon faible de la région, ne serait-ce que parce qu’il bénéficie d’un soutien américain fort. Mais il est exact que le pays connaît des fragilités structurelles. La première tient au fait que la moitié de sa population est d’origine étrangère, palestinienne. La deuxième s’explique par la faiblesse de son économie, son absence de ressources qui l’oblige à recourir aux financements extérieurs, toujours aléatoires, pour son développement. Sa troisième fragilité, plus récente, tient à l’afflux de réfugiés, majoritairement syriens, qui menacent les régions nord du pays, tandis que l’est, à la frontière irakienne, est sous la pression de Daech. Des djihadistes ont commencé à s’infiltrer dans des villes comme Zarqa. On peut donc en déduire que la Jordanie est fragile, mais concrètement, l’habileté des rois successifs lui a permis de résister aux différents dangers. Ainsi, aujourd’hui, l’unité nationale est renforcée depuis le meurtre dans des conditions atroces du jeune pilote de chasse tombé aux mains de Daech, alors qu’auparavant, une partie de la population était hostile à l’entrée de la Jordanie dans la coalition internationale en Irak et en Syrie. Les twitts « ce n’est pas notre guerre » se multipliaient sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, c’est le roi qui a pris la tête de la contestation contre Daech suscitant une forte réaction nationale.

La Jordanie n’a-t-elle pas aussi la chance d’être dans une position stratégique dans la région ?

C’est exact. C’est la raison pour laquelle, elle est tant aidée. Les Etats-Unis lui apportent un milliard de dollars par an au titre de l’aide budgétaire et de l’aide projet, et 300 millions d’aide militaire. Par tête d’habitant, la Jordanie reçoit plus de Washington qu’Israël. Pour les Américains, la stabilité de la Jordanie est stratégique pour la sécurité d’Israël. Ils ont encore augmenté leur aide après le Printemps arabe qui a fait peser une menace sur le royaume. Les pays du Golfe, en particulier l’Arabie Saoudite (mais pas le Qatar), ne sont pas en reste. De 2012 à 2016, ils ont promis de donner 5 milliards de dollars, dont 2 milliards ont déjà été déboursés. Sans compter l’aide de l’Union européenne, du FMI…

Quelle est la marge de manoeuvre du roi Abdallah face à Daech ? Surtout que les djihadistes sont à ses frontières …

Il y a un engagement visible et ostentatoire du roi Abdallah contre Daech. Il s’est fait photographier en chef de guerre et multiplie les déclarations fortes contre l’organisation. Il est manifestement plus engagé que les autres responsables de la région y compris le président égyptien, Abdel Fatah al-Sissi. La Jordanie accueille 1600 soldats américains sur son sol. Ils servent de base arrière aux frappes américaines au sol en Syrie et en Irak. L’armée de l’air jordanienne participe aussi aux frappes au sein de la coalition internationale. On dit même que le roi lui-même y aurait pris part. Le roi Abdallah agit au plan politique, en intervenant auprès des tribus sunnites d’Irak qu’il connaît pour les retourner contre Daech. Il a aussi été, avec la reine Rania, le seul chef d’Etat arabe (hors Mahmoud Abbas) à participer à la marche des « Je suis Charlie » à Paris après les attentats de janvier dernier. Un geste très politique pour un roi dont la famille descend du Prophète et assume la responsabilité d’être la Gardienne des lieux saints à Jérusalem, troisième ville de l’islam.

Pendant longtemps le roi Abdallah a semblé craindre l’expansionnisme chiite et parlait volontiers des dangers de « l’arc chiite ». A-t-il changé d’avis ?

à ses yeux, la menace de Daech est plus importante que la menace chiite. Ainsi, on s’aperçoit que la Jordanie évite d’attaquer frontalement et fortement le président syrien, Bachar el-Assad. Amman voit d’un oeil favorable les efforts des Russes pour trouver une solution politique en Syrie. Le roi était à Moscou il y a peu de temps.

L’Iran est-elle toujours un ennemi ?

On n’en parle plus et au contraire, la Jordanie a renoué des relations diplomatiques avec l’Iran et renvoyé un ambassadeur à Téhéran en novembre dernier, après six ans de rupture. Le roi ne se fait pas d’illusion, mais en comparaison de Daech, l’Iran n’est pas une menace.

Les djihadistes peuvent-ils menacer son trône ?

Sans aller jusque là, ils s’infiltrent dans le pays. Deux milles jeunes Jordaniens sont partis faire le Jihad en Syrie. Par contre, les Frères musulmans jordaniens, s’ils sont dans l’opposition, n’ont jamais remis en cause la monarchie et n’ont jamais constitué une menace sérieuse dans le pays. Ils soutiennent le régime contre Daech.

L’arrivée d’un nouveau roi en Arabie Saoudite modifiet- elle la donne en Jordanie ?

Non. Certes, historiquement, les relations ne sont pas bonnes entre les deux capitales. Il y eu une grande période de froid entre elles, lorsque le roi Hussein a eu une attitude ambigüe dans le conflit qui a opposé Saddam Hussein aux monarchies du Golfe après l’invasion du Koweït en août 1990. La Jordanie avait été mise en pénitence pendant un an par les Saoudiens. Puis les Etats-Unis avaient renoué avec elle, et l’Arabie Saoudite avait suivi. Mais les Saoudiens ont toujours financé la Jordanie pour leur propre sécurité.

L’année dernière, le prince Hassan, frère de feu le roi Hussein, de passage à Paris déclarait qu’à son avis, le monde arabe se trouvait « là où en était l’Europe en 1914 », c’est-à-dire dans un état de « balkanisation avancée ». Si cette analyse s’avère exacte, et si la Syrie se divise à la suite de l’Irak, le petit royaume jordanien risque-t-il de ne pas résister en dépit de ses soutiens ?

à la différence des autres pays de la région, la Jordanie est un pays homogène sur le plan religieux. Les Jordaniens sont tous sunnites. Le clivage dans le pays et entre les Palestiniens et les autres, les Bédouins au sens large. Plus qu’à une fragmentation du pays, on assiste aujourd’hui à une réaction assez unitaire de la population et à une mise en sommeil des revendications des Frères musulmans. Après une période où le régime a esquissé des réformes allant vers plus de démocratie, le roi a repris une attitude de fermeté au nom de la lutte contre le terrorisme. Dans l’immédiat, on voit mal Daech déstabilisant le royaume. Le roi veille. Ses déclarations sont très dures. Il a comparé le groupe djihadiste à un « gang de criminels »✱