Lahcen Zinoun nous conte son « rêve interdit »
Lahcen Zinoun

Dans son autobiographie « Le rêve interdit » qui vient de sortir, le célèbre danseur-étoile, chorégraphe et réalisateur marocain mondialement primé, revient sur son parcours exceptionnel, traversé d’une multitude d’épisodes lumineux, tragico-comiques mais aussi terriblement sombres. Autant de moments qui ont façonné ce qu’il est aujourd’hui : un artiste multidisciplinaire connu et reconnu qui ne cesse de lutter pour donner à l’art et à la formation artistique d’excellence une place pourtant si nécessaire dans notre pays.

Parue aux Editions Maha, l’autobiographie qui se lit comme un roman, fait découvrir au lecteur, à travers les yeux de l’enfance, l’atmosphère des quartiers populaires casablancais aux dernières heures du protectorat et aux premières années de l’indépendance. C’est ensuite la lutte, farouche, pour maîtriser son corps et devenir danseur-étoile puis, les nombreux affrontements, certains particulièrement violents, pour faire reconnaître la danse classique au Maroc et pour préserver le patrimoine dansé marocain. Des combats toujours d’actualités.

Commencé en 2014, alors même que s’achevait le livre d’art « Le corps libéré », ce livre monographie de l’artiste, permet au lecteur de découvrir l’envers du décor : les souffrances, les blessures et l’incroyable ténacité qui se cachent derrière les flamboyantes réussites de Lahcen Zinoun. L’artiste y partage aussi ses pertinentes interrogations et réflexions sur la question du corps, de l’art et de l’individualité au sein de notre société.

Lahcen Zinoun. Le rêve interdit


En quoi consiste votre « rêve interdit » ?

Le livre revient sur les trois rejets principaux que j’ai eu dans ma vie au Maroc en tant que danseur. D’abord, celui de mon père, suivi du rejet du gouverneur de Casablanca de l’époque puis celui du public.

Pour ce qui est de mon père, vu qu’il faisait partie de l’Istiqlal, il rejetait tout ce qui venait de la France. A l’époque, je faisais du piano et de la danse en cachette. Le jour où il a su que je faisais de la danse, il m’a éjecté de la maison. Il fallait alors choisir entre la famille ou la danse et j’ai opté sans hésiter pour la danse.

Lorsque j’ai reçu en 1964 mon premier prix sur scène de la part du gouverneur de l’époque, je suis parti lui demander conseil avant de m’envoler pour l’Europe. Et lorsqu’on a évoqué la question d’une éventuelle bourse, je me rappelle qu’il m’avait viré de son bureau une fois qu’il a appris que je voulais faire carrière dans la danse.

Des années plus tard, en 1973, c’est le public marocain qui m’a rejeté quand je suis revenu me produire au Maroc, alors que j’étais devenu danseur étoile en Belgique. Lors de la première représentation, j’ai eu le choc de ma vie, on m’a traité de tous les noms.

Ce triste épisode m’a remis en question, je voulais comprendre la raison de ce rejet. J’ai réalisé alors que la musique occidentale constituait en fait un réel problème pour l’audience marocaine. Il n’y avait aucune sorte d’écoute ni de mélomanes pour apprécier des artistes comme Zimmerman, ou Jean-Sébastien Bach...

Lancement du livre Le rêve interdit au Papers Club à Casablanca. Le 16 avril 2021.


C’était aussi une sorte de rejet du corps ?

Oui, la tenue académique dérangeait énormément dans notre société puisque le corps est tabou depuis que l’Islam a jeté l’anathème sur lui. Et tant que les Marocains ne se réconcilient pas avec leur corps, l’Art ne peut ni avancer ni évoluer. Moi, je me suis débarrassé il y a très longtemps de cette saloperie d’anathème, grâce à la danse.

A cause du manque d’éducation artistique dans notre pays, mon œuvre était incomprise et les gens n’arrivaient pas à déchiffrer ce que j’étais en train d’accomplir. Contrairement aux pays civilisés où on enseigne aux enfants, les bases et les clés pour déchiffrer l’Art. Au Maroc, il n’y avait pas de mémoire visuelle, du coup, il fallait que je trouve un moyen pour résoudre ce problème et tenter de réconcilier les Marocains avec la danse classique.

Vous avez également œuvré pour donner vie au patrimoine marocain.

Oui, en 1980, j’étais appelé à créer, avec Mustapha Derkaoui et le comédien Feu Said Afifi, le Festival de Ghernati de Saidia. La première soirée d’ouverture, le public n’avait pas trop apprécié le programme et lorsque je suis monté sur scène avec ma troupe, les gens ont immédiatement adhéré et ont commencé à danser. Cet épisode m’a fait réaliser qu’il était temps pour moi que je me penche sur le patrimoine marocain. Je me suis donc investi corps et âme pour essayer de donner vie à plusieurs danses que je trouvais sclérosées, malheureusement, de nos jours, plusieurs d’entre elles ont disparu ou sont mortes. J’ai alors créé à la demande de Mohammed Benaissa, ministre de la culture à l’époque, la Troupe nationale des arts et traditions. J’ai par la suite en 1993, monté un ballet grandiose « Isli et Tislit », qui a été un véritable triomphe et André Azoulay m’avait félicité en me disant « qu’il fallait continuer et qu’on avait besoin de jeunes comme moi ».

Dernièrement, mon projet de scénario concernant un film sur ma vie en tant que danseur a été rejeté par le CCM. Et tous ces rejets finalement résument mon rêve interdit.

Malheureusement, ce que je n’arrive toujours pas à comprendre, c’est qu’aujourd’hui encore, nos danses du patrimoine sont en train de mourir et rien ne se fait. L’état de notre patrimoine me désole. Il est en train en train de mourir et personne ne veut s’en occuper.

Lahcen Zinoun présentant son autobiographie Le rêve interdit au Papers Club.


Le ministère de la culture ne fait rien pour remédier au problème. Je n’arrive pas à croire qu’au 21e siècle, notre Conservatoire National est toujours parascolaire ! Il n’y a pas de cursus pour la danse et même si on a deux orchestres philarmoniques, ça n’est pas suffisant. Ce n’est pas en prenant un ou deux cours par semaine qu’on va devenir virtuose, que ça soit en danse classique, en chant lyrique ou en musique.

Les études entamées par l’Institut Supérieur d’Art Dramatique et d’Animation Culturelle – I.S.A.D.A.C – en 1986, commencent à donner quelques résultats. Le meilleur exemple à mon sens est celui des deux petites écoles de Beaux-Arts, de Casablanca et de Tétouan, qui ont fait sortir plusieurs peintres talentueux au Maroc.

Le rêve interdit, c’est un cri, c’est une révolte. Je trouve cela aberrant, qu’aujourd’hui le Conservatoire soit toujours parascolaire. Il faut des créer des instituts et des petites structures dans tous les quartiers populaires pour offrir à nos jeunes une éducation artistique. Au lieu de laisser des enfants trainer à longueur de journée dans les rues, on devrait plutôt les occuper avec de la musique, du chant, de la danse, du théâtre, de la peinture, la photo, le cinéma...

Vous avez toujours su que vous alliez devenir un danseur ?

Lahcen Zinoun. Le corps libéré.


Oui, c’est toute ma vie. Quand j’étais petit, je dansais, j’improvisais, d’ailleurs, je n’ai jamais dansé deux fois la même chose. Quand je me suis inscrit au Conservatoire Municipal de musique en 1958, j’ignorais qu’on donnait des cours de danse. Un jour, dans le couloir, j’ai entendu une belle musique, la porte était fermée, j’a regardé par le trou de la serrure, et j’ai vu des gens danser et c’était la révélation pour moi, je me suis dit : « c’est ce que je veux faire ».

Que signifie pour vous « danser » ?

Jalal Eddine Roumi a dit : « parmi les chemins qui mènent à Dieu, je choisis le chemin de la danse et de la musique ». Pour moi, danser est l’élévation suprême.

Vous vous êtes aussi essayés au cinéma ?

Oui, quand je me suis heurté à plusieurs rejets, je me suis orienté vers le cinéma. Des amis cinéastes m’ont ouvert la porte et j’ai fait quatre petits courts-métrages, dont un pour 2M sur le sida et 2 longs métrages, notamment « La femme écrite » où je parle de la mémoire à travers le tatouage.

Vous avez travaillé comme chorégraphe dans plusieurs productions internationales. Quel souvenir gardez-vous de « La dernière tentation du Christ » avec Martin Scorsese et du « Thé au Sahara » de Bernardo Bertolucci ?

C’était pour moi mes deux plus belles expériences dans le cinéma avant de devenir cinéaste. Scorsese et Bertolucci sont deux écoles complètement différentes et j’ai énormément appris sur la manière de construire et de réaliser un film. Martin Scorsese est extrêmement pointilleux, il exécute ce qu’il écrit, Bertolucci lui, c’est un vampire qui pousse toujours les autres à donner plus.