Serge July, cofondateur du quotidien français Libération : « La vérité, c’est vérifier!»
Serge July

Pour L’Observateur du Maroc et de l’Afrique, Serge July analyse les défis qui s’imposent aujourd’hui aux journalistes, maintenant que le web permet à tout un chacun de diffuser de l’information. N’éludant aucune question, il détricote la relation délicate entre information et communication, dépassionne le débat concernant le traitement journalistique du terrorisme, donne son avis sur le rapport qu’on cherche à établir entre sens de responsabilité et liberté d’expression, parle de la reconfiguration en cours des médias… Ses mots sont pesés, sa lecture est profonde

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Vous venez de publier le « Dictionnaire amoureux du journalisme », huit ans après avoir quitté le quotidien Libération, que vous avez fondé et qui a été identifié à vous pendant plus de trois décennies. Est-ce une manière pour vous de (re)exprimer votre passion pour ce métier ?

Serge July : Oui et non. Des circonstances, heureuses, m’ont conduit à écrire cet ouvrage qu’on m’a proposé de faire en 2006. C’était quelques jours après mon départ de Libération. J’ai accepté tout de suite et je l’ai fini quelques années plus tard. J’ai trouvé que c’était une bonne idée d’écrire ce dictionnaire et j’ai pris beaucoup de plaisir à le faire.

En amoureux du journalisme que vous êtes, ne pensezvous pas que la révolution internet a radicalement changé la pratique de ce métier ?

C’est un peu compliqué. Cette révolution a changé les médias, c’est une certitude. Elle va changer la face de tous les médias, y compris la télévision ainsi que la radio et pas seulement la presse écrite, là aussi c’est une certitude. Il y a un nouveau média qui a été inventé, c’est une sorte de média des médias. Il permet à la fois de faire de l’écrit, de la radio et de la télévision. Non seulement le paysage médiatique s’en trouve bouleversé, mais il va y avoir aussi des conséquences sur la pratique journalistique. L’immédiateté est en train de devenir la règle. On est aujourd’hui dans le tout direct, en particulier sur la télévision et sur la radio. D’où ce besoin grandissant en spécialistes qui doivent vérifier ce qui est immédiatement présenté ou affirmé. Et chaque média nécessite des spécialités particulières. C’est pour cela que la vérification, qui doit être en principe au coeur du journalisme, va devenir une fonction journalistique essentielle, voire une discipline à part entière.

Que reste-t-il alors du journalisme tel que vous l’avez connu et défendu à Libération ?

Je pense qu’il y aura toujours du journalisme. Pour une raison simple, il n’y a pas de démocratie sans presse au sens large du terme, c’est-à-dire sans pluralité d’opinions et sans liberté d’expression. Le journalisme pourrait prendre des formes différentes, mais ce sera du journalisme. Il ne faut pas oublier qu’on est au début de la révolution que vous évoquiez. Je rappelle que la vague du Smartphone date de 2007 seulement, ce n’est pas très lointain. On est donc au début de ce qu’on peut appeler une révolution. On va découvrir des choses. Je le répète, on n’est qu’au début.

Face au pouvoir que donne aujourd’hui Internet à tout un chacun de pouvoir livrer ou partager des informations, les journalistes ne doivent-ils pas réinventer leur métier ?

C’est vrai que chacun est aujourd’hui non seulement récepteur de l’information, mais peut être acteur de l’information. Maintenant, comme au début de toute révolution, il va falloir du temps pour que les journalistes réinventent leur métier. Pour ce faire, il faudrait qu’on ait avancé un peu plus dans la révolution en cours. Or, tout est encore en mouvement jusqu’à présent. La preuve, en matière de nouveaux médias d’information, il n’y a pas encore un seul modèle économique qui soit viable.

C’est d’ailleurs pour cela que certains estiment que le web est en train de tuer le journalisme. Etes-vous d’accord sur ce constat ?

Non, je ne suis pas d’accord. Internet n’est pas en train de tuer le journalisme. Il est plutôt en train de le transformer. Sauf si on dit qu’on va supprimer la démocratie. Mais on ne connaît pas encore d’autres systèmes pour garantir la pluralité d’opinions. Le journalisme reste donc fondamental. C’est le cœur de la démocratie. C’est le diamant qui est à l’intérieur de la démocratie. C’est très simple, si on ne l’a pas, il n’y a pas de démocratie. C’est pour cela que je reste confiant. Il y aura toujours du journalisme. On ne sait pas encore sous quelle forme elle s’exercera, mais il y en aura toujours. D’ailleurs Internet montre qu’il y a besoin de journalistes. Ce sont ces professionnels qui peuvent mener des enquêtes, recouper des informations, écrire… La question se pose plutôt en ces termes : Comment tout cela va se reconfigurer ? à mon sens, tout le champ médiatique va être reconfiguré dans cette révolution, mais on ne peut pas dire que le journalisme va disparaître. Il est juste mis en crise par cette incroyable et exceptionnelle révolution.

Ne pensez-vous pas qu’il y a dans le journalisme actuel une prévalence de la communication au détriment de l’information ?

Je suis tout à fait d’accord. C’est même pour moi une thèse absolument centrale. Il ne faut pas confondre information et communication. Celle-ci s’est développée dans toutes nos sociétés depuis une cinquantaine d’années. Elle est beaucoup plus ancienne que l’Internet. Tout le monde communique aujourd’hui. Il y a plus de communicants dans le monde que de journalistes. Aux Etats-Unis, par exemple, il y a 4,6 communicants pour 1 journaliste ! Pour la France que je connais bien, le développement de la communication est tout aussi considérable. Toute institution, tout acteur social, politique ou culturel communique à outrance et tout passe par la communication. Le métier de journaliste est devenu d’autant plus difficile qu’il faut faire face à la communication. Discipline qui a sa propre stratégie et ses propres équipes. Encore une fois, être journaliste aujourd’hui est plus difficile qu’avant.

Puisque vous évoquez la France, vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a eu tout récemment une grève des tweets aux Echos pour protester contre la confusion entre journalisme et publicité. à part quelques mouvements de protestations de ce genre, que peuvent faire aujourd’hui les journalistes pour défendre leur métier ?

Je ne sais pas répondre à cette question. J’ai noté cette histoire des Echos parce qu’effectivement cela peut se produire dans de nombreuses situations. La communication a pour ambition de se faire passer pour de l’information en vue de la rendre indistincte. On se demande alors si c’est de l’information ou de la communication. Donc, les communicants cherchent évidemment ce camouflage et veulent créer la confusion. Il faut être vigilant par rapport à cela. C’est aux rédactions et aux journalistes de se manifester pour qu’il n’y ait pas de mélange des genres. Chose qui est encore plus difficile aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.

On assiste aussi à une course folle au scoop...à celui qui sera le plus repris sur Facebook et le plus retweeté. Exemple, l’AFP a annoncé dernièrement, par erreur, le décès de Martin Bouygues. Quelle lecture faites-vous de ce phénomène ?

Ce que vous appelez la course vers le scoop date de l’origine du journalisme. Depuis toujours, on cherche à être le premier à sortir des révélations. Je reviens d’ailleurs dans le « Dictionnaire amoureux du journalisme » sur l’origine du démenti qui a été inventé il y a bien longtemps. Annoncer, par erreur, la mort de quelqu’un est arrivé à des journaux formidables, au Monde, au Quotidien de Paris et même à Libération. C’est toujours une faute. Elle est d’autant plus grave s’agissant d’une grande agence de presse comme l’AFP où, a priori, la vérification est à plusieurs niveaux. Cette histoire concernant Martin Bouygues me paraît donc abracadabrante venant d’une agence de presse. Surtout qu’il s’agit de quelqu’un qui dirige plusieurs sociétés à travers le monde. Il doit être quand même joignable dans l’une ou l’autre de ces sociétés. Aujourd’hui, l’information est de plus en plus directe. Il y a toujours un tweet qui annonce quelque chose. Le tweet c’est très bien, mais il faut le vérifier. Je le redis, la vérification, qui est au coeur du journalisme depuis l’aube des temps, est une exigence encore plus forte actuellement. Il est donc demandé maintenant aux journalistes d’être encore plus fort comme journalistes, d’être plus vérificateurs. Je crois que c’est un bienfait de cette révolution numérique que d’être obligé d’avoir ce mouvement de vérification. J’en suis très content. Dans ce sens, Libération - d’après mon départ - a lancé la chronique Info ou intox pour vérifier des déclarations publiques, Europe 1 en fait de même tous les jours. Je trouve cela très bien. Je suis très content que cela se développe en réponse plus exactement à l’immédiateté qui permet de lancer des nouvelles à gogo dans le monde entier et qu’il faut vérifier.

Les journalistes sont interpellés par la lutte anti terroriste. Faut-il par exemple diffuser les images de propagande de Daech et faut-il donner la parole à des terroristes au risque de les « vedettariser » ?

Il s’agit, là encore, d’un problème très ancien. Je me souviens, il y a 30 ou 40 ans, quand il y a eu des prises d’otages, on prenait des photos et on se demandait si on devait les publier ou pas. On se demandait aussi si on devait interviewer des preneurs d’otages ou pas. Même si on n’était pas encore dans Daech, toutes ces questions étaient posées à l’époque. La révolution numérique ne change pas grand-chose. Simplement, on peut décider de ne pas publier telle ou telle information, image ou vidéo. Dans les années 70, la plupart des médias ne publiaient pas des photos de prise d’otages. Mais on est dans une autre époque. Par rapport au terrorisme, c’est la fonction de journaliste de chercher à comprendre ce phénomène, de s’y intéresser de près. Il ne faut pas non pas oublier que Daech, par exemple, maîtrise bien les techniques de communication en allant jusqu’à introduire des canons hollywoodiens pour sa propagande. Mais le journaliste ne fait pas de la communication. Il va chercher à comprendre, par exemple, pourquoi de jeunes européens partent en Syrie et en Irak pour combattre aux côtés de Daech. Il faut comprendre ce phénomène. Bien sûr, pour rencontrer ces jeunes, il faut partir à leur recherche, retracer leur trajectoire. Il ne faudrait pas pour autant offrir une quelconque publicité aux terroristes. Il faut juste chercher à comprendre pourquoi ce phénomène a pris une telle ampleur. On pense qu’il y aura sans doute à la fin de l’année près de 20.000 Européens qui combattront dans les rangs de Daech. Cela vaut bien une vraie enquête.

Il y a aujourd’hui un débat qui, pour résumer, oppose liberté d’expression des journalistes et sens de leur responsabilité. Qu’en pensez vous ?

Quand on parle du sens de responsabilité des journalistes, je me méfie toujours parce qu’il s’agit en vérité d’un appel à l’autocensure. On le voit bien, par exemple, concernant Charlie Hebdo. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de gens qui déclarent qu’il ne fallait pas publier les caricatures. Celles-ci étaient pourtant parties d’un mouvement de solidarité des journalistes de Charlie Hebdo avec un journaliste danois qui était poursuivi en justice. Quand certains disent maintenant que les journalistes de Charlie Hebdo l’ont peut-être cherché, c’est une manière d’appeler à l’autocensure.

Fouiller dans la vie privée des personnalités publiques est le terrain de jeu favori de certains journalistes. Qu’en pensez-vous ?

C’est un phénomène ancien qui a pris racine aux Etats-Unis dans les années 60-70 à Hollywood. On voulait alors faire tout un tas de bruit sur la vie des stars pour enjoliver la ville des stars. Aujourd’hui, il y a une presse people qui s’est répandue dans le monde entier, qui est très puissante et qui vit de cela. Ce qui a facilité la tâche à cette presse, c’est que la vie privée est mise en question de nos jours à travers plusieurs phénomènes. D’abord, il y a le phénomène Internet où chacun est son propre espion. On raconte des choses sur soi, sur son intimité, sur sa vie privée, etc. qu’on met sur Facebook ou sur un autre réseau social. Chacun lance ses photos privées, que ce soit dans la salle de bain ou au musée du Louvre, tout le monde met en ligne des photos. Ensuite, on voit bien qu’il y a une contestation de la vie privée par la technologie. Il y a eu plusieurs affaires aux Etats-Unis concernant les drones utilisés par des journalistes qui sont allées fouiller dans la vie privée de plusieurs personnalités à Los Angeles. On peut se référer à ce sujet à l’affaire Snowden qui révèle que, finalement, tout le monde est écouté. On y apprend d’ailleurs que c’était moins cher et plus facile pour le programme américain d’écouter tout le monde que d’écouter un petit nombre de personnes. Tout cela met en cause le principe de la séparation de la vie et de la vie publique, qui était respecté en France jusque dans les années 90. Et c’est bien dommage ! à mon avis, le journalisme s’affaiblit en se prononçant, d’une certaine manière, pour la transparence absolue. Or, on n’y gagne rien. Je pense qu’il y a des dimensions de la vie privée qui doivent être respectées.

La sur-information et la banalisation de l’information favorisent-elles le retour en force du journalisme d’opinion ?

La France a été le pays phare du journalisme d’opinion tout le long du 19e siècle et jusqu’au 20e siècle. On en a souffert. Cela n’a pas favorisé un journalisme très pointu, très professionnel. Les faits étaient un peu secondaires. Or, en journalisme, les faits doivent être premiers. Et quelque soit la technologie, les faits doivent rester premiers.

 Pensez-vous que le journal et le magazine papier vivront toujours ?

Je le pense, mais je ne sais pas sous q uelle forme ils continueront à vivre. En tout cas, je le souhaite. La diffusion ne sera pas celle d’avant, mais tout dépendra de la reconfiguration future des médias.

Pour sortir de la crise, l’une des solutions testées actuellement est le « modèle coopératif » à travers le Leading European Newspaper Alliance (Lena) où sept grands quotidiens européens (Le Figaro, Die Welt, El Pais, La Repubblica, Le Soir, La Tribune de Genève et Tages-Anzeiger) pour échanger des contenus via une plateforme commune. Est-ce que pareil regroupement serait la bouée de sauvetage ?

On a vu aussi avec l’affaire HSBC qu’un consortium international de rédactions a été constitué pour mettre en commun différentes forces. Le résultat a suivi. C’est donc une bonne chose. Mais concernant les sites d’information qui semblent avoir trouvé leur voie, ce sont plutôt de grandes marques. On sait bien qu’un site web est un média très cher. Pour faire de l’image sur internet, cela nécessite des ressources considérables qu’il est encore difficile de trouver.

Faut-il comprendre de la publication de votre passionnant « Dictionnaire amoureux du journalisme », alors que votre activité principale est aujourd’hui le cinéma, que le journalisme reste pour vous « le plus beau métier du monde » ?

Oui, absolument ! D’ailleurs, d’une certaine manière, je suis encore dans le journalisme puisque je fais des documentaires pour la télévision et je suis dans la radio. D’ailleurs, tous les journalistes deviendront plurimédias. La frontière entre la presse écrite et la télévision, par exemple, deviendra très ténue. C’est toute cette reconfiguration-là qui est en question.

Est-ce que la technicité que nécessite le web ne va pas supplanter le journalisme que de nombreux journalistes exercent par passion ?

Il vaut mieux que les journalistes maitrisent les nouvelles techniques. Il faut bien sûr être curieux et surtout aimer les autres. C’est-à-dire essayer de comprendre les autres, autrement dit : tout le monde. Du reste, nous sommes entrés dans une ère multimédiatique à laquelle les journalistes devront s’adapter.

Bio express

Il faut écrire un livre pour parler, d’une manière étoffée, de la vie et de l’œuvre de Serge July. Né en 1942, ce Journaliste devenu aujourd’hui documentariste a dirigé pendant trente-trois le quotidien français Libération qu’il avait fondé avec Jean-Paul Sartre. Certaines étapes de sa vie montrent qu’il était prédestiné à devenir un grand nom du journalisme. Déjà à 16 ans, alors qu’il était encore lycéen, Serge July a lancé le journal de son établissement scolaire. En 1968, il animait le bulletin d’information militant Interluttes. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’il va rencontrer pour la première fois le philosophe Jean-Paul Sartre auquel il succèdera, en 1974, à la tête de Libération. Poste qu’il quittera en 2006 suite à son désaccord avec Edouard de Rothschild, l’actionnaire de référence de la société éditrice du quotidien.

Huit ans après avoir quitté Libération, celui qu’on surnomme « Citizen July » fait beaucoup parler de lui ces jours-ci. Il vient de donner une nouvelle preuve de sa passion pour ce qu’il considère le plus beau métier du monde en sortant un volumineux « Dictionnaire amoureux du journalisme » qu’il a publié récemment chez Plon. Ouvrage qu’il considère comme l’écrin de sa passion. Serge July connaît bien, non seulement la presse écrite, mais aussi l’univers de la radio où il continue à donner de la voix et celui de la télévision. D’ailleurs, lorsque nous l’avons sollicité pour cette grande interview, il était en tournage d’un nouveau documentaire télévisé. Cela ne l’a pas empêché de nous consacrer, avec gentillesse et modestie, tout le temps nécessaire.

Entretien paru dans la version papier du magazine L'Observateur du Maroc du 20 mars 2015