Béji Caïd Essebsi, Président de la Tunisie : «Le terrorisme n’est pas tunisien !»
Le Pru00e9sident tunisien Bu00e9ji Cau00efd Essebsi

Dans cet entretien accordé à L’Observateur du Maroc et d’Afrique, le Président tunisien parle de terrorisme, du voisinage, de printemps arabe et des nombreux défis que la nouvelle Tunisie doit relever…

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Il n’y a pas de printemps arabe et il n’est pas pour demain !

Il n’y a pas de printemps arabe. Pas encore ! Il y a eu un début de printemps tunisien… Mais il n’est pas confirmé. Comme disait Saint Augustin, « il faut un minimum de bien être pour pratiquer la vertu ». Si on considère que la vertu, c’est la démocratie, il faut aussi assurer le développement. Pour que le processus démocratique se poursuive, il faut que les Tunisiens puissent manger à leur faim et qu’ils trouvent du travail, que la pauvreté soit réduite et que les régions où elle règne ne restent pas en marge. En Tunisie, ce sont les régions de l’intérieur du pays qui sont en retard pour le développement car nous avons jusqu’ici plutôt favorisé les plages. Quand cela sera fait, nous pourrons alors dire que c’est le printemps. Nous avons bon espoir. Pour le bien être de la Tunisie. Pour la stabilité de la région. Pour le monde arabe, un jour peut-être. Mais on sait que ce n’est pas pour demain !

Le terrorisme n’est pas tunisien.

Dans notre malheur, nous avons eu de la chance. La police est arrivée très tôt sur les lieux de l’attaque, au musée du Bardo. Autrement, cela aurait été une telle catastrophe qu’on aurait eu du mal à s’en relever. Les assaillants étaient équipés de ceintures avec des explosifs élaborés et des billes d’acier. Je les ai vues. Si elles avaient fonctionné, il y aurait eu un carnage. On aurait décompté 100 ou 150 morts peut-être. Déjà, 22 victimes, parmi nos amis venus de France, de Pologne, du Japon ou de Colombie, c’est beaucoup. Sans oublier la quarantaine de blessés. Cet attentat est un malheur pour la Tunisie. Nous sommes un pays pacifique et pacifiste. Nous n’étions pas préparés à cela. Nous n’avons pas de tradition de lutte antiterroriste. Car le terrorisme n’est pas tunisien ! Nous payons les conséquences d’une situation régionale. Nous en tirons les leçons. Je ne veux pas le répéter parce que nos voisins se sont fâchés quand je l’ai relevé : à chaque fois qu’il y a eu une affaire comme cela, on a pu vérifier que le chef n’était pas tunisien. Il était originaire d’un pays voisin… Il y a eu aussi des Libyens, un chef venu du Niger, etc. Cela dit, il y a désormais aussi des Tunisiens. Ils sont allés à l’étranger et ils s’y sont aguerris. Quatre mille ont rejoint Daech en Syrie. D’autres sont en Libye. Ceux qui ont fait leur coup au Bardo rentraient justement de là-bas. Ils s’étaient entrainés de l’autre côté de la frontière et ils sont revenus pour commettre leur crime ici.

Les droits de l’homme jusqu’au droit de nuire ?

Ces dernières années, on a laissé partir pour l’étranger ces gens qui ont rallié le terrorisme. Nous essayons désormais de renverser la vapeur. Bien sûr, certains nous disent qu’il ne faut pas leur interdire de partir, on nous oppose le droit de circuler, on nous parle des droits de l’homme… Parce que les droits de l’homme vont jusqu’au droit de nuire ? Nous nous inscrivons dans cette logique démocratique. J’espère que nous allons réussir. Nous allons nous occuper de notre jeunesse pour lui donner une éducation. Le gouvernement va présenter un budget rectificatif pour essayer de changer les priorités.

L’éducation est une libération nationale ?

Nous pensons surtout à l’avenir. Nous avons une histoire plurimillénaire et nous n’insultons jamais notre passé. Mais nous pensons surtout à l’avenir. Nous, musulmans, nous disons : « Fais pour ton avenir comme si tu devais vivre éternellement et pour ton présent, comme si tu devais mourir aujourd’hui ». Je m’inscris dans cette logique. L’avenir est à Dieu mais je préside pour cinq ans les destinées de ce pays. Alors, je réfléchis à une Tunisie du XXI° siècle. Il faut que le peuple soit le témoin de son temps. Agir pour un Etat du XXI° siècle, cela veut dire tout faire pour préparer les futurs dirigeants sur des bases qui soient semblables à celles de leurs contemporains dans les pays développés. Il faut leur donner un enseignement qui soit adapté aux défis qui l’attendent. Nous avons pris du retard. Nous avons la volonté de le rattraper. Ce n’est pas une tâche facile. à son indépendance, la Tunisie a pris deux décisions courageuses : la libération de la femme et l’éducation généralisée. J’ai eu la chance (ou la malchance !) d’être là, le jour de l’indépendance : je me souviens des étapes de cette évolution. Au début, il s’agissait de combattre l’analphabétisme. Le président Bourguiba l’a fait avec beaucoup de courage. Au début, les sceptiques n’y croyaient pas. Toutes ces vieilles dames avec leurs couvertures, avec les tableaux noirs, enseignant le B-A BA… Les gens se disaient « Où est ce que tout cela va nous amener ? ». Cela nous a conduits à la libération de notre pays ! Aujourd’hui notre défi, c’est de donner du travail aux gens qui n’en trouvent pas. Nous avons 620.000 chômeurs dont 250.000 qui ont des diplômes d’études supérieures. Nous devons donc réformer notre système d’enseignement. Il doit notamment s’adapter aux nouvelles technologies. Cela fait 50 ans que les Américains ont été sur la Lune. Nous n’avons pas les mêmes prétentions mais il faut avancer ! Il faut un programme qui garantisse aux étudiants de 3e cycle la possibilité d’aller dans les universités réputées. On en compte aujourd’hui 400 qui étudient dans les facultés américaines. Mais les bourses coûtent chères. La Tunisie ne peut pas en assurer seule le financement. Je sais que les visites d’Etat ne sont pas destinées à signer des accords économiques. Mais peut être pourra-t-on avancer sur ce plan au cours de mon voyage officiel à Paris la semaine prochaine ?

Nous soutenir ou au moins nous comprendre

Tous les dirigeants de ma génération ont fait leurs études en France. Nous avons suivi l’exemple de Habib Bourguiba. Maintenant, c’est devenu plus difficile. Toutes les sensibilités françaises ne sont pas d’accord. Ceux qui viennent du sud de la Méditerranée ne sont pas forcément bienvenus. Mais au fond, nous sommes condamnés à vivre ensemble. Je voudrai prendre un exemple. Ici, en Tunisie, beaucoup de gens vivent au Sahara. C’est-à-dire dans un endroit où le soleil frappe et où l’on manque d’eau. à chaque fois qu’il y a un point d’eau ou un arbre, les gens accourent. De même, les Tunisiens manquent ici de beaucoup de choses qu’on trouve en abondance en Europe. Le nord de la Méditerranée vit dans une situation bien meilleure, pour ne pas dire idéale. C’est normal que les Tunisiens cherchent à s’y rendre. On l’a vu à la révolution. Les frontières se sont ouvertes et même les portes des prisons. Tout le monde a pu circuler. En deux jours, Lampedusa qui avait 6.000 habitants est passé à 22.000 et les Italiens ont pensé que la Tunisie venait les coloniser… Nous avons tout fait pour trouver un arrangement. Les 9.000 qui ont obtenu l’autorisation de circuler se sont évidemment retrouvés en France. Ils en connaissaient la langue, y avaient de la famille, etc. Paris a envisagé de suspendre les accords de Schengen. J’ai dit alors au Président Sarkozy qui est un ami : « cela ne va pas changer l’équilibre démographique de votre pays »… Et nous avons trouvé un arrangement. Aujourd’hui, autre urgence. Nous avons décidé de réformer l’économie, de restaurer la sécurité pour relancer le tourisme. Nous sommes au milieu du chemin. Il faut qu’on continue. Au milieu du gué, on ne change pas de cheval. Il faut continuer et ce n’est pas si facile que cela. Nous avons besoin de tous nos amis pour nous soutenir. Au moins, pour nous comprendre.  

Entretien paru dans la version papier de notre magazine L’Observateur du Maroc et d’Afrique du 3 avril 2015