Quel avenir pour la création artistique ?

Si depuis une vingtaine d’années, le Maroc a fait de grandes avancées dans le domaine de la liberté d’expression, il n’en demeure pas moins que la liberté de création artistique reste toujours menacée.

Au Maroc, les œuvres culturelles continuent d’être censurées, voire interdites. Les conservateurs, voulant imposer leur «art propre», mettent en péril toute une tradition marocaine d’ouverture et de tolérance qui caractérise notre pays depuis plusieurs décennies. La création intellectuelle se retrouve ainsi otage d’idées rétrogrades de ceux qui se positionnent comme gardiens de la morale. Du coup, le combat idéologique qui oppose les discours des progressistes à celui des conservateurs témoigne souvent d’une société qui frôle la schizophrénie identitaire. Devant l’absence d’un véritable débat constructif et le mutisme des politiques, les réseaux sociaux où la culture de l’argumentation et du débat est presque inexistante, s’érigent dangereusement en «Vox Populi» et contribuent à l’émergence de pensées obscurantistes, contraires aux valeurs d’ouverture, de tolérance et de diversité, qui ont constitué de tout temps l’identité marocaine. Limiter la création artistique constitue un danger pour le projet de société moderniste, démocratique et humaniste dont nous sommes porteurs.

On se demande aujourd’hui comment une société qui aspire à la démocratie peut-elle faire l’impasse sur la liberté d’expression artistique et culturelle ?

Censure et ordre moral

Ayant généralement pour cible la libéralisation de l’amour et des mœurs, la diversité culturelle ou le pouvoir de représentation de l’art, la censure, en dangereuse évolution au Maroc, s’exerce aujourd’hui de manière pernicieuse. Un combat idéologique oppose plus que jamais le discours des progressistes à celui des conservateurs et adeptes de l’art propre. Les agissements des politiques, dont le discours populiste cherche souvent à anticiper celui de la société, traduisent un profond malaise et témoigne d’une société en crise qui cherche à panser ses plaies en choisissant la censure comme réponse de dernier recours, une société qui a du mal à parler ouvertement de ses tabous et à assumer sa diversité et qui, des fois, a du mal à souscrire à son devoir de tolérance et d’ouverture.

Justifié par la recherche de repères identitaires, un ordre moral semble aujourd’hui prendre le dessus et va à l’encontre du monde moderne, lequel exige que l’on reconnaisse lucidement le droit à la diversité et à la liberté de la création intellectuelle et culturelle.

 

Le cinéma, la bête noire des censeurs

Si certaines œuvres cinématographiques passent entre les mailles du filet de la censure, il n’en est rien pour d’autres. Se pose alors la question des critères sur lesquels on se base pour censurer un film. Certaines œuvres sont donc tolérées mais pas d’autres...

En février 2014, le 1er long métrage de Abdellah Taïa sur l’homosexualité, L’armée du salut, figurait en compétition officielle pour la 15e édition du festival national du film de Tanger. Pourtant, il n’est jamais sorti dans les salles nationales !

Interdite pour représentation de Dieu, la fresque biblique Exodus : Gods and kings était sortie en salles au Maroc le 24 décembre dernier, avant d’être déprogrammée le même jour. Le film a finalement été projeté en salles, deux semaines plus tard, après que le réalisateur américain Ridley Scoot et la société de production FOX eut accepté de couper 5 secondes du film qui faisaient allusion à la personnification divine. Le directeur du Centre cinématographique, avait affirmé, à l’époque, que même dans «les pays démocratiques, les cinéastes n’ont pas le droit de tout dire ou de tout montrer au nom de la liberté de création» en ajoutant que «le film présente des propos qui peuvent être qualifiés de blasphématoires».

Pour sa part, Mustapha El Khalfi, ministre de la Communication, avait rappelé que «la décision prise par la Commission n’atteint aucunement la liberté de la création artistique garantie par la Constitution».

Pourtant, l’article 8 de la loi 20-99 relative à l’organisation de l’industrie cinématographique stipule que : «la commission de visionnage des films veille au refus de visa ou à la coupure dans leur contenu pour ceux qui présentent des scènes contraires aux bonnes mœurs ou préjudiciables aux jeunes». Or, dans aucun cas, il n’a été question de blasphème.

Interdit de projection pour «outrage grave aux valeurs morales, à la femme marocaine et une atteinte flagrante à l’image du royaume», le dernier film de Nabil Ayouch sur la prostitution, Much Loved, présenté à la Quinzaine des réalisateurs cannoise en mai dernier avait lui aussi fait couler beaucoup d’encre et soulevé des débats houleux. Sa censure anticipée par le ministère de la Communication avant même la procédure d’obtention de son visa d’exploitation en salles et la déprogrammation du débat par la suite autour du film lors de l’émission Moubachara Ma3akoun sur 2M interrogent plus que jamais la société marocaine sur la liberté de création artistique et révèle l’urgence de créer une véritable culture de débat, au moment où les réseaux sociaux se substituent aux médias et font écho au bruit de l’opinion publique, sans engendrer une réelle réflexion ouverte, constructive et éclairée.

Pourquoi refuse-t-on encore aujourd’hui qu’un débat critique responsable ait lieu sur les réalités qu’un film traite, en se cachant derrière de faux-débats sur ce que le film suscite comme réactions? Choqué et surpris par la polémique créée par son film, Nabil Ayouch avait déclaré que «toute une partie de la société civile, des médias marocains et des institutions, avaient très bien compris les enjeux du film et se positionnaient de manière favorable dans ce débat. Et qu’il fallait que cela reste dans le respect des règles du débat démocratique». Le réalisateur qui avait fait l’objet de menaces de mort sur les réseaux sociaux, avait évoqué une «mise en danger de la liberté d’expression» et avait estimé qu’en montrant la réalité de la prostitution, il ne réalisait pas à quel point les gens refusaient de la voir. «Comme moi, plusieurs personnes croient en ce pays et en son avenir, ils ont peur pour les acquis de notre société et la liberté d’expression. Il ne faut pas faire marche arrière. Il ne faut pas céder à cette forme de censure et de manipulation».

A l’instar du cinéma, l’art pictural connaît aussi des limites. Une des toiles judéo-amazighe de Chama Mechtaly vient d’être censurée au Maroc parce qu’elle « pouvait choquer le public, provoquer des réactions extrémistes et qu’elle déformait un emblème national». Intitulée Drapeau marocain revisité, l’œuvre, une toile sur fond rouge, comporte en son centre, une étoile de David verte. Choquée par cette censure, la jeune femme explique que pour elle, «l’étoile est un symbole que juifs, musulmans et chrétiens partagent» et que dans le tableau, elle avait «mis le tifinagh, l’hébreu et l’arabe et donc toutes les composantes de l’identité marocaine selon la constitution de 2011».

Pour une véritable culture de débat

Le mutisme total des politiques a conféré aux réseaux sociaux plus de pouvoir et a mené à plusieurs dérives. Se transformant dangereusement en «Vox populi», ils ont été le terrain propice de jeu d’internautes hystériques auxquels le recul et la qualité d’argumentation manquent souvent et dont la haine accompagne gratuitement les propos. En laissant le champ libre aux réseaux sociaux où la culture de l’argumentation et du débat est presque inexistante, et en évitant de développer de réels espaces d’expression dans les médias, le débat nécessaire sur les véritables tenants et aboutissants de plusieurs œuvres culturelles contestées ne peut se produire de manière constructive et objective. Ce vide ne fait qu’amplifier la polémique et ne constitue en aucun cas un débat responsable et équilibré. Aujourd’hui, il est impératif de contextualiser et d’argumenter, et il est nécessaire que les médias s’en emparent de manière responsable.