Reportage dans le campement de la porte de Saint-Ouen : Des réfugiés oubliés ?  

En attendant des jours meilleurs, les réfugiés installent parfois leurs tentes au cœur de certaines grandes villes européennes. Cela a donné, en France, à ce qu’on appelle désormais : La «Jungle de Calais». C’est l’un des plus grands campements dans le pays avec ses 3.500 réfugiés.

A Paris, plusieurs autres campements ont vu le jour avant d’être démantelés par la police. La plupart réapparaissent aussitôt, faute de logements suffisants pour accueillir les réfugiés. C’est le cas sous le périphérique nord de Paris, près de la porte de Saint-Ouen, où une quinzaine de familles se sont installées dans des abris de fortune.  

Le long d’un trottoir, rue Louis Pasteur Vallery-Radot, quelques tentes sont déployées, des enfants jouent au bord du périphérique parisien entre les voitures et une pile de vêtements. Ils passent la journée sur la pelouse, au milieu de la pollution et du danger de la rue. Les plus chanceux passent la nuit dans un hôtel Formule 1. Les autres alternent en se mettant tantôt à l’abri dans une voiture, tantôt à la mosquée ou sous une tente. Ce camp de migrants avait disparu il y a quelques mois avant de refaire surface sans que personne ne sache pourquoi. Selon les voisins qui viennent leur apporter de l’aide tout au long de la journée, chaque semaine, de nouvelles personnes arrivent quand d’autres s’en vont.

Pour Sabrine Elrasaf, responsable du bureau des réfugiés syriens à l’association Revivre, le campement est apparu pour la première fois en mars 2014. «Saint-Ouen est devenue une plateforme d’arrivée, ces migrants sont pour la majorité des Syriens et arrivent de Mellilia et de Tunisie. Ils passent souvent par l’Italie ou l’Espagne avant d’arriver ici», explique-t-elle. Hormis le soutien et l’aide de l’association Revivre, ces réfugiés vivent dans une grande précarité et semblent être oubliés de tous. Ce constat inquiétant est fait par les voisins de ces réfugiés, mais également par de nombreuses personnes qui sont venues spontanément, de loin, proposer leur aide mais qui ne savent pas à qui s’adresser.

Toute la journée, des gens bien intentionnés arrivent les bras pleins, mais avec le manque d’organisation dans le campement, les vêtements finissent sur le trottoir et les produits les plus rares (shampoings, couches, détergents, médicaments) provoquent des disputes entre les bénéficiaires. Certains bénévoles viennent même se renseigner pour savoir s’ils peuvent accueillir des réfugiés chez eux, mais la langue demeure le principal obstacle. L’écrasante majorité des réfugiés parlent seulement l’arabe, ce qui ne facilite pas la communication.

Parmi les personnes ayant pris l’initiative de se rendre à la porte de Saint-Ouen, il y a Hamdi. Ce syrien de 26 ans a déserté l’armée de Bachar. Il est arrivé légalement en France il y a plus de deux ans et travaille aujourd’hui comme caissier dans une grande surface. L’ancien militaire affirme, avec certitude, que les personnes qu’il croise dans les campements ne sont pas syriennes. Il en veut pour preuve leur accent, bien différent du sein. «Ce sont des gitans, ils habitent en Syrie mais ne sont pas Syriens. Ils sont peut être Kurdes, c’est pour ça que je ne comprends pas tout ce qu’ils disent». Les Kurdes sont pourtant des Syriens à part entière. Il n’existe pas (encore) de Kurdistan indépendant et encore moins un pays pour les «gitans».

Un autre Syrien installé aussi à Paris depuis un an pense, pour sa part, que ce sont des «Kurbat», qu’il qualifie d’«opportunistes» voulant profiter du conflit syrien pour rejoindre l’Europe et abuser de la générosité de leurs hôtes. En réalité, ces réfugiés sont pour la plupart issus de la minorité des Doms. Une population musulmane discriminée au Moyen-Orient.

Si Hamdi ne comprend pas tout ce qu’ils disent, c’est parce qu’ils parlent entre eux le Domari, une langue indo-aryenne. Une information que nous confirme Sabrine Elrasaf de l’association Revivre : «Ce sont des gens mobiles qui se déplacent souvent en famille. Ils sont discriminés et victimes de préjugés parce qu’ils ne sont pas Arabes. Ici, certains parmi eux arrivent déjà à travailler. Ils se débrouillent bien et arrivent à subvenir à leurs besoins… Certes ce sont des Doms, mais ils sont avant tout des Syriens comme les autres».

La double peine des Doms

Les Doms sont les gitans du levant. On les retrouve partout au Moyen-Orient et ils sont souvent victimes de discrimination. Joint par le site Rue89, le documentariste et photographe turc Kemal Vural Tarlan, militant spécialiste de la question, explique que dans tout le Moyen-Orient, il y a plus de cinq millions de «gitans», si l’on compte les Zott en Iran, les Ghorbat en Irak, etc. Et d’ajouter : «La Syrie a la population dom la plus importante de tout le Moyen-Orient. Malheureusement, on n’arrive pas à les recenser car beaucoup n’ont pas de papiers d’identité (…) Les pays voisins de la Syrie n’ont jamais voulu de réfugiés gitans. Donc, au départ, dans les camps, les Doms ont caché leur identité pour ne pas être exclus par les Arabes ou les Kurdes».

Dans le campement de Saint-Ouen, nul ne sait qui fait véritablement partie de la communauté des doms. Youssef et Nora sont parents de Liza (14 ans), Sultana (11 ans), Mohammed (7 ans), Bilal (5 ans) et Nour (3 ans). Ils disent qu’ils sont Arabes alors que leur nom de famille indique le contraire, selon l’association Revivre. Peu importe, ils sont des réfugiés. Les parents et leurs cinq enfants errent dans le campement depuis un mois. Ils sont arrivés en France après un long périple qui les a amenés ici de la lointaine Banias, leur ville d’origine en Syrie. Après beaucoup d’hésitation, c’est avec beaucoup de dignité que cette famille a accepté de nous raconter son exode.

 «On a demandé nos droits, ils nous ont détruits pour ça»

 

 

Youssef se prend la tête entre ses deux mains et s’exclame : «On a demandé nos droits, ils nous ont détruits pour ça. Tout ce qu’on voulait c’était pouvoir vivre sans peur et librement». Il a voulu la révolution, nous dit-il, pour sa famille, pour l’avenir de ses enfants et de son pays. Il a manifesté pacifiquement pendant des semaines avec ses amis avant que cela ne soit plus possible. Les quartiers sunnites de Banias, une ville côtière au nord ouest de la Syrie, dont est originaire Youssef, est assiégée par l’armée de Bachar dès avril 2011, soit moins d’un mois après le début de la révolution. L’armée du président alaouite fait des ravages dans la ville, comme dans le reste du pays. Personne n’est épargné. La voix qui tremble et une cigarette à la main, Youssef lance : «Ils nous ont tout pris… Ils ont détruit nos maisons et tué nos amis. Ils sont sans pitié». A ce moment-là, notre interlocuteur éprouve le besoin d’appuyer ses dires par des photos, dernier témoignage de sa vie passée, de l’existence qu’il a eue, de ce qu’il était. Il nous montre sa maison avant la guerre, des photos de familles, des repas de l’Aïd et du ramadan et il poursuit : «ça c’était ma vie, ce que nous étions, ce que nous sommes réellement, des gens avec une maison, des personnes dignes pas comme maintenant».

Youssef était commerçant à Souk Al-Hal dans la région de Homs et c’est avec beaucoup de  nostalgie qu’il repense à sa vie passée en défilant les photos sur son smartphone. «Nous avions une vie confortable, nous ne manquions de rien. Nous étions heureux», raconte-t-il avec le soupir.

A la fin de 2012, les frappes de l’armée régulière détruisent son immeuble, les combats entre rebelles et l’armée s’intensifient et l’entrée dans la bataille de groupes terroristes envenime la situation. La ville du littoral devient un champ de ruine à l’image du pays tout entier. Le peuple est pris en étau, entre les terroristes et les milices loyales au régime de Damas. Banias devient un théâtre d’affrontements meurtriers. Les enfants ne peuvent plus se rendre à l’école, le danger est omniprésent comme nous le raconte Liza, 14 ans, la fille aînée de Youssef : «Je ne pouvais plus voir mes copines, je ne pouvais plus aller à l’école, je ne pouvais plus rien faire…la maison, c’était la prison on n’avait même plus d’électricité et d’eau parfois, et dehors il y avait des morts, du sang et des tirs de partout. Tout était ravagé, il n y avait plus de vie. C’était effrayant». Youssef ressort son Iphone et lance : «tu vois lui, il est mort! Ils l’ont gazé! Tu imagines ?! J’ai pris cette photo quand j’ai retrouvé son corps, je veux que les gens sachent ce qu’il se passe chez nous. C’est un cauchemar ! Bachar utilise du gaz contre nous, son peuple, et ça n’émeut personne… C’était mon ami et il est mort comme les autres, dans l’indifférence. Les autres, eux, ont eu droit à un autre sort. La majorité ont été tués par la Chabbihas ! Ces mécréants ! Ils ont brûlé et égorgé mes amis.»

Les chabbihas sont des miliciens non officiels qui agissent pour le compte de Bachar Al-Assad. Ils traumatisent, persécutent violentent et tuent avec une totale impunité. Chabbiha est le mot pluriel en syrien pour «chabah», fantôme en arabe. Cette appellation traduit la frayeur que ces miliciens provoquent sur leur passage. Les chabbihas ont réussi à faire de Banias une ville fantôme. Youssef et sa famille sont poussés à l’exode dès la fin 2013. Comme eux, c’est plus de la moitié du peuple syrien qui a été forcée de fuir le pays.

La mer ou la guerre

Comme de nombreux Syriens, contraints à l’exil, Youssef et sa famille fuient vers le Liban voisin. Ils trouvent refuge à Tripoli où les associations humanitaires les prennent en charge. Les côtes cassées, Youssef est envoyé au bout de huit jours en Italie où il obtient le statut de réfugié politique «grâce» à ses blessures de guerre.

Le père de Youssef, un vieux monsieur épuisé par la guerre et par un long périple, veut prendre part à la discussion; il implore Dieu et lance : «mon fils Youssef est mort puis il est revenu à la vie. Dieu lui a donné deux vies! Les chabbihas ont voulu l’éliminer mais la volonté de Dieu est plus forte». Youssef a été battu à mort par les miliciens de Bachar. Il était recherché pour avoir participé aux manifestations démocratiques. La Croix-Rouge l’envoie à Rome où il sera immédiatement pris en charge. Un départ qu’il vit à la fois comme un arrachement mais aussi comme l’espoir d’une vie meilleure.

Nora, la femme de Youssef et ses cinq enfants sont restés au Liban avec d’autres membres de la famille. Ils sont prêts à tout pour rejoindre Youssef. Ils n’ont pas d’autre choix. Le père de famille n’était pas rassuré de savoir que sa famille vivait dans un camp au Liban. «On est bien accueilli mais après, il y a des trafics… Les hommes du Golfe viennent parfois pour épouser les filles et au bout de quelques semaines, après avoir fait ce qu’ils voulaient, ils les jettent. Ils se moquent de notre situation».

Malgré toutes les démarches, Youssef ne réussira pas à ramener les siens en Europe par voie régulière. Faute d’autres alternatives, sa femme et ses enfants prennent le chemin de l’exode. Nora et ses enfants passent quatre mois sur les routes. Leur exil les conduira en Afrique du nord, qu’ils parcourent à pieds ou en voitures.

En dépit du cauchemar éveillé qu’ils vivent depuis quatre ans et d’un voyage semé d’embuches, le père de Youssef n’oublie pas ceux qui leur ont tendu la main : «Que dieu bénisse la Jordanie, le Liban, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Nous y avons été très bien accueillis par nos frères, eux ne nous ont jamais oubliés, tout comme ici en Europe. A tous ces pays, je veux dire Merci». Sultana, 11 ans, la cadette de Youssef lance avec un brin d’ironie à son grand-père : «Nous avons fait du tourisme au Maghreb».

Après plusieurs mois sur les routes, Nora et ses enfants s’arrêtent en Tunisie, dans la ville de Mahdia, sur la côte méditerranéenne. Une étape fatidique de leur exil. Pendant des mois, ils espèrent tous les jours rejoindre l’île de Lampedusa en Italie. Apeurés, ni Youssef ni Nora ne veulent nous parler de leurs passeurs. Ils les appellent plutôt «les bienfaiteurs». Après avoir enchaîné les cigarettes, Youssef finit par lâcher : «J’ai payé 6.000 euros pour que ma famille vienne en Europe. Ils demandent 1000 euros par personnes». Nora poursuit : «J’ai vendu tous mes bijoux en or, tout ce qui avait encore de la valeur matérielle parce que le plus important c’était sauvé nos enfants». Pourtant, aucun des cinq enfants ne sait nager, mais la mère de famille, anéantie par la guerre et usée par le voyage, ne peut plus faire demi-tour. «Jamais je n’aurais pensé quitter ma douce Syrie et ma vie là-bas, mais ce pays que j’ai aimé n’existe plus. Je devais offrir à mes enfants un avenir. J’étais pétrifiée, mais je n’avais pas le choix et surtout je devais protéger mes enfants».

Pour Nora, c’était la mer ou la guerre. Leur traversé en Méditerranée va durer deux jours. À la fin du mois de mai, la mère et ses cinq enfants s’en vont à l’aube, avec une centaine d’autres Syriens, tous amassés dans une embarcation de fortune dans une plage de Mahdia. «C’était un petit bateau, mais nous avons eu beaucoup de chance, grâce à Dieu, il a résisté aux vagues violentes. La mer était très agitée. C’était dur». Nora est soulagée d’être enfin arrivée en Europe, mais très inquiète pour ses enfants : «Ils avaient tellement peur dans le bateau et avant ça ils ont vu tellement d’horreurs en Syrie, maintenant ils n’arrivent plus à dormir la nuit, tellement ils sont traumatisés».

Liza, l’aînée, refuse de revenir sur cette expérience. Avec une voix presque inaudible, elle confie : «J’étais morte de peur, la traversé en mer c’était très dure». Son frère, Mohammed (7 ans), approuve : «J’avais très peur, les vagues faisaient touj-touj et le bateau aussi». Cet enfant, au sourire éclatant et au regard attendrissant, a vécu la moitié de sa vie dans un territoire en guerre. Aujourd’hui encore, cinq mois après son arrivée en Europe, Mohamed rêve de retourner en Syrie : «Je veux repartir à la maison, j’attends, je ne sais pas quand est-ce que ça va arriver». C’est un sentiment que partage son père, Youssef. Contraint à l’exil, il a présenté des demandes d’Asile en France pour toute sa famille, sauf pour lui. «Je veux mettre en sécurité ma famille ici mais moi j’ai peur, je ne veux plus donner mes papiers, j’ai peur que cela ne m’empêche par la suite de retourner dans mon pays», explique-t-il. Abattu, il soupire, avant de poursuivre : «Si je pouvais, je retournerais maintenant, mais ils me recherchent et je n’ai même plus de maison».

Pour Youssef comme pour de nombreux réfugiés du campement, le sentiment d’abandon est prédominant. Les mains et la tête levés vers le ciel, ils laissent éclater leur colère : «Nous avons été abandonnés par l’Arabie Saoudite, le Qatar et les Émirats. Pire, ils ont financé les assassins de nos enfants et nous ont fermé leur porte! Ils nous ont juste ignorés…»

Reportage réalisé par notre correspondante à Paris, Noufissa Charaï, @NoufissaCharai