Edwy Plenel, journaliste et essayiste français : « Arrêtons d’être schizophrènes ! »

En publiant, « Pour les musulmans », Edwy Plenel a jeté un pavé dans la mare. Solidement argumentées, ces thèses n’ont rien à voir avec l’unanimisme à la française qui marque les débats sur la question de l’islam et des musulmans dans l’Hexagone.

C’est dans le XIIème arrondissement de Paris que nous avons rencontré Edwy Plenel. C’est là où se situent les locaux de Mediapart. Nous sommes accueillis dans une rédaction en open space, au cadre minimaliste, où même le patron n’a pas le droit à une porte pour son bureau. Nous nous sommes isolés dans la salle de conférence pour un entretien qui a duré 48 minutes…

Edwy Plenel est cet homme qui a décidé de tirer la sonnette d’alarme en voyant l’islamophobie se propager doucement mais sûrement en France et en Europe. A travers son livre « Pour les musulmans », ce journaliste et co-fondateur de Mediapart accuse une partie de l’intelligentsia française d’être devenue la caution intellectuelle du discours de l’extrême droite en France. Il fustige également les politiques qui, au lieu de prendre de la hauteur dans les débats, s’alignent sur les thèmes et les thèses du Front National.

Plenel assume chacun de ses propos et assure qu’en tirant la sonnette d’alarme, il ne fait que son métier de journaliste. Adoptant la même démarche qu’Emile Zola avec son plaidoyer « Pour les juifs », Edwy Plenel veut démontrer que le mécanisme qui a permis la naissance de l’antisémitisme en Europe est le même que celui qui permet aujourd’hui la banalisation et la diffusion de l’islamophobie. Explications.

L’Observateur du Maroc et d’Afrique. Pourquoi ce titre : « Pour les musulmans » ?

Edwy Plenel : C’est d’abord en échos à un article d’Emile Zola de 1896, publié 20 mois avant son célèbre « J’accuse » de l’affaire Dreyfus. En écrivant « Pour les juifs », il a poussé un cri de colère contre l’affirmation dans l’espace public d’un antisémitisme moderne sur fond d’antijudaïsme chrétien. En résonance avec ce titre, j’écris aujourd’hui « Pour les musulmans » qui n’est ni un livre sur l’islam, ni une réflexion sur ce que signifie d’être musulman. C’est encore moins un livre qui essentialise une population puisque je dis toujours : « les musulmans d’origine, de culture ou de croyance ». Il y a mille façons d’être musulman. Mon livre est un geste de solidarité par rapport à la stigmatisation et à la discrimination d’une population.

Dès le premier chapitre, vous évoquez l’intervention de Alain Finkielkraut dans la matinale de France Inter où il dit qu’il y a un problème de l’islam en France. Qu’est-ce qui vous dérange dans sa déclaration ?

Alain Finkielkraut laisse entendre que derrière le problème de l’islam, il y aurait une dimension de civilisation qui nous serait étrangère, qui nous serait extérieure, où il y aurait un affrontement entre des cultures, des civilisations. En s’exprimant de la sorte, il donne raison à l’extrême droite qui, sous couvert de la liberté d’opinion, habille sa xénophobie, son racisme, sa désignation des Arabes et des Maghrébins, d’une critique d’une religion. Pour moi, en utilisant le mot « islam », Alain Finkielkraut est passé du côté de ceux qui essentialisent à travers ce mot toute une masse humaine dans la diversité de son appartenance et de ses origines. Désigner « l’islam » comme le problème de la France, comme un problème qui serait potentiellement une agression face à notre culture prétendument supérieure, c’est pour moi de l’islamophobie.

 

Selon vous, les médias et certains intellectuels ontils contribué à libérer et banaliser une parole parfois islamophobe et plus généralement xénophobe en France ?

Le racisme en Europe et en Occident ne devient dangereux que lorsqu’il a des cautions intellectuelles. Il y a toujours, dans toute l’humanité, des préjugés ordinaires, des réflexes parfois très peu sympathiques. Aucune nation, aucune culture n’est protégée contre ces dérives. Le danger c’est quand cela devient une force politique ancrée dans une soi-disant réflexion intellectuelle. à ce moment-là, on s’éloigne de ce qui est le socle des valeurs démocratiques, c’est-à-dire l’égalité des humains. L’idée pour certains c’est que finalement, il y aurait un tri, une hiérarchie, des différences qui se traduiraient pas des supériorités ou des infériorités. Comme cela a d’ailleurs été dit en 2012 par Claude Guéant, l’un des bras droits de Nicolas Sarkozy, qui affirmait qu’il y avait des civilisations, donc des religions supérieures à d’autres. Pour moi, la question des médias et des intellectuels se pose dans la façon qu’ils ont de globaliser, derrière les mots musulmans et islam, une réalité indistincte, sans voir sa variété, sa pluralité. Ce faisant, ils désignent l’autre comme un ennemi, un adversaire, comme un corps étranger. 

Vous tenez les politiques pour responsables, vous dites qu’ils ont « légitimé parfois le discours du Front National ». Dans quelle mesure l’ont-ils fait ?

Depuis 30 ans et c’est tout le problème de la France, il y a une idéologie qui est à la fois inégalitaire, identitaire et autoritaire que porte l’extrême droite. Hélas, sous Nicolas Sarkozy, la droite a lâché les amarres de ses référents républicains. Il a ouvert les vannes en parlant d’identité nationale, en liant la question de l’identité nationale à la question de l’immigration, en mettant en scène des batailles sur le halal, sur la visibilité de l’islam dans la société. Du côté de la gauche, il y a eu, au fond, les mêmes dérives, avec cette idée que l’extrême droite posait les bonnes questions et qu’elle y apportait de mauvaises réponses. La traduction de tout cela, c’est notamment la façon dont la gauche et la droite ont communié ensemble, à partir de 2004, avec le vote de la loi qui soi-disant visait les signes religieux à l’école, mais qui fondamentalement allait exclure du secondaire et du collège des jeunes filles qui affichaient leur croyance musulmane. Pour moi, il s’agit en l’occurrence d’une régression, y compris par rapport à notre propre Histoire. La laïcité n’a jamais été l’effacement de la religion, mais c’est pour dire que la religion ne peut pas dicter sa loi à la République mais que chacun vient dans la cité républicaine tel qu’il est : athée, a-religieux, croyant, non croyant. C’est ça la laïcité pour moi.

Faudrait-il alors abandonner les thématiques de l’immigration et de l’islam au FN ?

C’est comme cela qu’on fait, depuis 30 ans, la courte échelle au FN. Depuis 30 ans, l’extrême droite impose la question de l’immigration et de l’islam dans l’agenda. Est-ce que cela a résolu les problèmes du chômage et les problèmes économiques en France ? Est-ce que cela a résolu les problèmes démocratiques de la France ? Est-ce que cela a résolu la crise morale de la France ? Evidemment non ! Ce sont des vieilles ruses des dominants, car le FN n’est pas du côté des opprimés mais des forts, des dominants, des puissants. C’est une manière de dire aux gens : faites-vous la guerre en raison de vos origines, au nom de votre religion, au nom de votre apparence, au lieu de défendre vos causes communes sur les questions sociales, démocratiques, d’habitat et du vivre ensemble… C’est une vieille règle qui consiste à diviser pour mieux régner, à mettre le poison de la division au nom de l’origine. Hélas, en Europe, nous savons ce que cela signifie car c’est évidemment en Europe que ces idéologies ont produit les pires crimes.

 

Manuel Valls a-t-il raison de parler d’apartheid social ?

Il n’y a pas d’apartheid institutionnalisé en France, mais je prends ce mot comme une prise de judo pour montrer à Manuel Valls qu’il ne suffit pas de le dire. Valls et ceux à gauche qui ont épousé un point de vue laïciste sectaire, refusent de mentionner l’islamophobie et mettent l’antisémitisme au-dessus des autres discriminations. Cela nourrit une concurrence des victimes qui est proprement détestable. Je rappelle à Manuel Valls ce qu’a fait Nelson Mandela pour que son pays avance. Il a tendu la main, y compris à la minorité blanche oppressive, en ne se proclamant pas comme le porte-parole de la majorité noire africaine, mais en disant « we are a rainbow nation ».

Pour moi, la France devrait aujourd’hui proclamer par la voix de son personnel politique qu’elle est une nation arc-en-ciel, qu’elle est profondément un pays multiculturel, ce qui veut dire multiconfessionnel, que l’islam appartient à la France tout comme le catholicisme, le protestantisme ou le judaïsme. Cela fait partie de notre Histoire et nous en sommes fiers. Si nous disons cela, notre pays deviendrait une référence pour le monde au cœur de sa crise et de la tentation de mettre en guerre les civilisations et les religions.

Comment faire alors avec les Français qui, au vu de l’actualité, font souvent l’amalgame entre musulmans et terroristes ?

Il faut user de pédagogie. Il faut d’abord tendre la main. Il faut parler, ne pas nous laisser prendre par la peur ou par l’émotion. Je ne pense pas que l’on puisse faire la morale à des gens qui ont peur, qui s’affolent et qui, du coup, tombent dans la logique du bouc émissaire. On les fait bouger en imposant un autre agenda. Celui de l’émancipation, des causes communes, de l’égalité. L’égalité sans discrimination en fonction de son apparence, sans discrimination dans les contrôles de police qui se font au faciès, sans discrimination à l’embauche.

L’égalité renvoie à toutes les questions sociales et démocratiques. Elle n’est pas seulement une bataille pour des populations discriminées. Il y a une exemplarité des causes communes et je pense que c’est ce chemin qu’il faut emprunter. En fait, cette obsession qui existe à gauche comme à droite de parler comme si la discrimination était un problème des musulmans et de l’islam, c’est pour ne pas aborder les questions démocratiques et sociales. Or ce sont les questions prioritaires.

Pensez-vous que certains Français ont peur des musulmans ?

« C’est un homme qui a peur », disait Sartre de lui-même. Peur de sa propre humanité, de sa propre fragilité. La France a peur, mais pas le peuple en profondeur. Les premiers qui ont peur, ce sont nos dirigeants. Ils projettent leurs peurs sur le peuple. Ils ont peur de l’avenir puisqu’ils savent qu’un monde est en train de se terminer.

Auparavant, notre relation avec le monde était une relation de puissance, de domination, une relation du fort au faible. Ce qui arrive aujourd’hui, au 21e siècle, avec ses troubles et ses tensions, c’est que le mouvement d’émancipation, des indépendances, entamé dans les années 50 par les peuples d’Amérique du sud, d’Afrique et d’Asie, fait son chemin vaille que vaille, avec des progrès, des régressions, des révolutions, des contre révolutions. Mais il fait pleinement son chemin. Comme disait Aimé Césaire : « L’heure de nous-mêmes a sonné ».

Nous, l’Europe, nous devons admettre aujourd’hui que nous sommes dans une relation qui ne peut plus être de supériorité. Nous devons admettre que c’est nous qui devons négocier avec le monde. Fini le temps où nous imposions au monde notre culture et nos croyance. Il faut inventer un autre rapport. La France est en illusion depuis 1962, depuis la décolonisation sanglante, tardive et dramatique. Ses institutions donnent trop de pouvoir à une seule personne. Elle est dans l’illusion d’une puissance qui est en train de se défaire. Ceux qui ont en charge cette puissance, au lieu d’inventer un nouvel imaginaire politique, se crispent et s’en prennent à cette particularité de la France, qui est celle d’être une Amérique d’Europe. Pourtant, la France est le seul pays européen qui est fait de migrations. Le refus de reconnaître cette réalité donne la crispation sur soi.

En clair, je dis arrêtons d’être schizophrènes, arrêtons d’avoir peur du monde ! Le monde est en nous et c’est notre force. La France devrait être la voix de toux ceux qui refusent la guerre des civilisations, la guerre des mondes. Il doit être l’endroit où on se parle, où l’on réfléchit, où l’Iran vient rencontrer les Etats-Unis. La France ne doit pas s’aligner sur des logiques des puissances guerrières. On n’apporte pas la liberté en conquérant les pays, en dominant des peuples. Tous les désordres qui sont devant nous sont le produit d’un trop long aveuglement occidental, comme le dit un des rares hommes politique français qui a cette connaissance de la fragilité et de la complexité du monde, Dominique de Villepin, qui est né au Maroc.

Pour expliquer « la question de l’islam » aujourd’hui, vous faites souvent le parallèle avec le siècle passé et la manière dont la « question juive » a été traitée. Qu’est ce que ces deux questions ont en commun ?

Les gens disent « Plenel compare les musulmans au sort des juifs dans les années 30 ». C’est faux ! Mon parallèle sert à expliquer la naissance de la discrimination. Laquelle a engendré d’énormes atrocités en Europe. J’explique que se souvenir des crimes c’est bien, mais si on s’en souvient en le sacralisant et sans prendre conscience de l’indifférence qui les a rendu possibles, on se trompe de chemin. « Le pire ce ne sont pas les bruits des bottes, c’est le silence des pantoufles », disait un auteur de théâtre.

Il faut donc bien se poser ces questions : comment s’installe l’indifférence ? Comment s’habitue-t-on dans l’espace public à des mots, des automatismes, des clichés, des simplismes, des préjugés ? Il faut aussi comprendre comment ils se diffusent et imprègnent la culture d’un pays. Or au lieu de cela, on libère la parole et on entend certains dire que l’islam est un danger en soi. Non, aucune religion n’est un danger en soi ! Il y a des idéologies totalitaires qui peuvent dénaturer l’islam, mais ce n’est pas propre à l’islam. Du reste, chacun est libre de croire, mais personne ne peut imposer ses idées ou tuer au nom de sa croyance.

Vous citez également Emile Zola et son plaidoyer « Pour les juifs ». Pensez-vous que l’histoire peut se répéter, que les musulmans d’aujourd’hui sont les juifs d’hier et qu’ils sont les nouveaux boucs émissaires des sociétés, notamment européennes ?

Le musulman est le bouc émissaire principal de l’époque. Je dis qu’il y en a toujours un dans chaque époque. Un bouc émissaire qui nous habitue aux inégalités, aux hiérarchies. Du moment qu’il y a un bouc émissaire principal, qu’il est admis et accepté, on voit se développer toutes les autres hiérarchies. Derrière l’antisémitisme, il y a eu une hiérarchie entre homme et femme, il y a eu la percussion des homosexuels, des fous, des tziganes. En somme, il y a eu le dédain pour tout ce qui est différent.

De la même manière, avec la renaissance du racisme primaire en France contre les noirs, avec par exemple les attaques contre Taubira, le retour du sexisme contre les conquêtes de droits égaux pour les femmes, mon propos est de dire à tout le monde : Attention ! Si vous n’êtes pas solidaires du bouc émissaire principal, un jour, à votre tour, vous serez la cible d’attaques et de discriminations. Je suis pour les causes communes.

Dans votre livre, vous dites vouloir éviter une « farce » et éviter que la France se déshonore. Qu’est-ce qui vous inquiète le plus ?

Je suis dreyfusard d’esprit et même si je ne suis pas croyant, je crois qu’il y a des valeurs spirituelles. Je crois en une nation, en des idéaux qui doivent la dépasser. Si dans le monde, la France a donné d’elle l’image d’un pays qui a accueilli des réfugiés et a pu inspirer des idéaux, c’est parce que dans des moments de son Histoire, elle a su se dresser non pas du côté des puissants, mais de celui des opprimés et des principes. Le véritable danger c’est que les idéologies identitaires, inégalitaires et autoritaires deviennent la force politique qui nous domine et que du coup, la France décroche et s’écarte du monde. Le danger c’est qu’il nous faille, comme dans autres moments de l’Histoire, sauver la France malgré elle.

Que répondez-vous à ceux qui trouvent votre discours alarmiste ?

Il n’est pas alarmiste. Je dis souvent et c’est une devise : « L’inquiétude est l’antichambre de l’espérance ». En ce sens, je suis fidèle à mon métier de journaliste. Nous sommes-là justement pour sonner des alarmes et faire en sorte qu’on les prenne en compte. Je trouve que ceux qui disent que mon discours est alarmiste n’ouvrent pas les yeux et les oreilles.

Comment expliquez-vous le durcissement de la laïcité française ?

Comme toujours, les majorités deviennent indifférentes aux minorités. La France a connu pendant le dernier demi-siècle une profonde laïcisation qui fait que la norme majoritaire est devenue celle de ne pas croire, de ne pas pratiquer une religion, d’être indifférent au fait religieux. Aujourd’hui, le culte majoritaire catholique est devenu, dans la pratique, minoritaire. Mon alarme est vis-à-vis de toutes les religions. Si on ferme l’œil sur la stigmatisation de l’islam, sur le fait de la caricaturer et le diaboliser, toutes les religions seront ciblées. Dire qu’un pays laïc est un pays où le religieux n’apparait plus, c’est totalement faux. Il y a au fond une trahison de la laïcité originelle. La loi de 1905 reconnaissait le droit d’afficher la religion dans l’espace public et de faire des processions religieuses.

En France, la religion est une opinion comme une autre. En voulant que la religion n’apparaisse plus, on porte atteinte à nos libertés. La liberté que je défends, moi qui suis a-religieux, moi qui n’ai pas de croyance, c’est celle qui permet aux croyants de défendre leurs croyances, de les affirmer et de les afficher. Ils n’ont pas le droit de me les imposer. Ils n’ont pas le droit d’en faire la norme de notre vie collective, car nous devons être pluriels et avoir des formes de vie collectives. Il faut inventer notre mode de vivre ensemble.

 

Vous dites également qu’il faut défendre la naissance d’un islam européen. C’est-à-dire ?

Un islam d’ici. En fait, il y a par exemple un islam asiatique qui n’a rien à voir avec celui de l’Arabie saoudite et c’est tant mieux. L’islam de l’Arabie saoudite renvoie au wahhabisme qui est un sectarisme, une dissidence minoritaire au coeur de l’islam. Il faut qu’il y ait un islam européen qui grandit dans des cités pluralistes, qui admet cette idée de la pluralité et qui évolue dans sa parole, qui revisite le débat en son sein. Toute religion est confrontée à des réalités humaines, à la façon dont les croyants la font vivre. Donc un islam européen, c’est un islam d’ici, qui vit « avec ici ». Je rappelle juste que cet islam européen existe et qu’il a une histoire.

Quand il y a eu la crise en Yougoslavie et que nous nous sommes portés au secours de la Bosnie, nous nous sommes portés au secours d’un pays qui témoignait de la longue présence d’un islam européen. Je rappelle qu’à Sarajevo, il y avait des musulmans pratiquants dont certains se disaient musulmans de culture. D’autres étaient dans des couples mixtes. C’était un islam de son monde. Mais nous savons qu’il y a eu une ébauche de crime contre l’humanité, notamment à Srebrenica où des musulmans ont été tués parce qu’ils étaient musulmans.

Vous rejetez le principe d’assimilation et vous dites qu’en France on est nostalgique d’un modèle qui est aujourd’hui « un nœud qui entrave la société ». Pourquoi ?

On doit tous s’intégrer. Moi-même quand je suis arrivée en France, j’ai dû m’intégrer. Je n’avais pas tous les codes. L’assimilation est un mot terrible, colonial, un mot d’effacement de l’autre, un mot de norme dominante. Je rappelle juste qu’en France, les femmes ont eu le droit de vote 25 ans après les femmes turques, ce qui prouve bien qu’aucune croyance, aucune culture, aucune religion, aucun pays, aucune nation n’est propriétaire des valeurs universelles. Je rappelle qu’à l’époque, les républicains ne voulaient pas accorder le droit de vote aux femmes, soi-disant parce qu’elles étaient sous l’influence des curés.

Depuis, on a vu que les femmes étaient plus ouvertes e qu’elles étaient capables plus que les hommes d’inventer de nouveaux chemins. Ce que je veux dire, c’est que ces questions de l’égalité sont indissociables. Si on commence à céder sur l’égalité au prétexte de guerre de religion, on risque de céder sur toutes sortes d’égalités. Arrêtons et faisons chemin ensemble !

L’Europe a peut être bien des choses à apprendre à la France qui est en grande crise démocratique. Quand on va en grande Bretagne, la douanière peut avoir un foulard. Le sikh peut être policier. Ce sont des cités qui vivent, qui bougent et qui sont faites du monde.

« Pour le juif » de Zola se termine par un appel à « l’unité humaine », c’est cet appel que vous réitéreriez ?

Je reprends à la fin de mon livre cette question d’Aimé Césaire : « Homme et femme qu’attendons nous ? ». Qu’attendons-nous pour dire stop à ce qui me parait une blessure contre l’humanité, à savoir la stigmatisation de toute une population en raison de sa croyance. C’est ce que font les terroristes aussi parce qu’ils tuent des chiites en les considérant comme de « mauvais musulmans ». D’ailleurs les principales victimes de cette idéologie totalitaire qui se réclame indûment de l’islam sont des musulmans eux-mêmes... Je pense que nous devons montrer l’exemple d’une hauteur qui nous réconcilie avec une haute idée de la France. Celle d’un pays qui se réconcilie avec le monde.

Armoires à mémoire

« Je ne suis pas le nouvel ami des musulmans. Je veux juste leur dire « soyez vous-mêmes, assumez-vous, ne soyez ni complexés ni victimisés. Vous êtes Français et musulmans, musulmans et français, pas l’un sans l’autre, pas l’un contre l’autre, pas l’un au-dessus de l’autre, pas l’un malgré l’autre. C’est une réalité que nous avons réussi à accomplir pour nos compatriotes juifs en débloquant le placard à mémoire. Mémoire douloureuse de Vichy, de la collaboration, du génocide nazi et des crimes. Le premier sens de mon livre c’est de dire cela.

Le deuxième est de m’adresser à la gauche et à une partie de la droite. La droite qui n’a pas aimé ce qu’a fait Nicolas Sarkozy et la gauche qui s’est laissé entrainer dans le laïcisme sectaire. Lequel est une vision déformée de la loi de la séparations des églises et de l’Etat de 1905, qui n’est pas une loi de guerre aux religions, mais une loi de liberté.

Par ailleurs, je rappelle qu’il y a un autre placard à mémoire qu’il faut ouvrir parce que le personnel politique français, en grande partie, ne s’est pas libéré de cette idée profondément coloniale selon laquelle la France aurait apporté des lumières à d’autres peuples, et qu’au fond les autres peuples étaient adolescents, inférieurs, sympathiques mais pas développés.

Au fond, mon livre est un plaidoyer pour une France qui s’assume comme multiculturelle. J’ai rappelé dans des débats que la vie publique marocaine admet ce côté multiculturel dans la constitution. C’est aussi le cas au Brésil et en Bolivie ».