Enquête - A qui profitent les paris clandestins ?

En faisant tout pour rendre «invisibles» les jeux de hasard légalement autorisés et dont l’Etat est le premier bénéficiaire, à coup de milliards de dirhams, le ministre de la Communication promeut, sans le savoir, les riches «riacha» et donc de grands bandits, voire des terroristes…

Il est 16H. Au quartier Sidi Othman à Casablanca, le boulevard Commandant Driss El Harti pullule de monde par ce lundi sans soleil. Ici, comme en de nombreux autres quartiers populaires de Casablanca, il y a des épiceries et des laiteries les unes non loin des autres. C’est aussi le cas pour les cafés. Même s’ils ont tous la même vue qui donne sur le trottoir et sur le boulevard, avec ses grands taxis fumants qui klaxonnent à tout bout de champ, chaque enseigne a ses propres couleurs (qui ne sont pas toujours propres), ses propres néons et ses propres clients. C’est le moins éclairé de tous les cafés que nous avons choisi de mettre en lumière. Espace Beladi, indique l’enseigne décatie rivée bien haut au-dessus de la minuscule porte d’entrée.

Avant de franchir le seuil, personne n’échappe au regard torve et scrutateur d’un homme tout de noir vêtu, qui a du mal à se faire passer pour un simple client, malgré son verre maculé où fermente le reste mousseux d’un long moitié-moitié. Ignorer ce monsieur pour lui donner l’impression qu’on connaît bien les lieux est la meilleure résolution. Cet obstacle franchi, une fumée dense, mêlée à une forte odeur d’hommes en sueur, prend le visiteur à la gorge dès l’entrée. En ouvrant bien les yeux, on découvre à l’intérieur, sous un clair-obscur mal dosé et donc plus obscur que clair, qu’il y a foule.

Dans une salle unique d’une trentaine de mètres carrés où les «sebsis» (longues pipes servant à fumer le cannabis) et les joints passent d’une main à l’autre, des jeunes, des vieux et des ni jeunes ni vieux -près d’une bonne quarantaine en tout- sont assis, en rangées mal formées, les uns derrière les autres. Certains sont à six autour d’une table. D’autres n’en ont même pas. Leur verre de café à la main, ils n’ont d’yeux, comme leurs voisins immédiats et lointains, que pour un écran de télévision 40 pouces vers lequel tous les cous sont tendus. Ces téléspectateurs semblent fusionner, corps et âmes, avec des chevaux qui terminent à grandes enjambées une course que transmet en direct la chaîne de télévision Equidia. Plus les chevaux avancent, plus des cris se font entendre ici et là, comme pour donner des ailes à l’un ou l’autre cheval. «Trois zid, zid, zid», entonne-t-on du côté gauche. «Oua neuf, warrek, warrek, warrek…», lance-t-on au centre. Chacun essaie par ces encouragements télépathiques de pousser son cheval à dépasser ses concurrents. A la fin de la course, des poings manquent de fendre une table, un verre se brise, des marmonnements s’entremêlent avec des noms d’oiseaux adressés aux tocards, des tickets sont déchirés et jetés au plafond comme des confettis de malheur, avant que le calme ne revienne tout d’un coup. Bienvenue dans la «riacha» de Beladi.

Dans cet «Espace», deux grands gaillards, la quarantaine bien entamée, transforment le Pari mutuel urbain marocain (PMUM) en pari clandestin qui n’a rien de mutuel. Munis de minuscules carnets de différentes couleurs, comme ceux qu’on trouve chez certains gardiens de voiture, ils indiquent au stylo sur chaque ticket vendu les numéros demandés par le parieur. Pour un jumelé (deux numéro), le ticket coûte 10 DH et 30 pour un trio. Equidia étant leur principal matériel, leur horaire de travail est réglé sur cette chaîne. D’après un habitué, les paris commencent à partir de midi et se poursuivent jusqu’à 22H. L’intervalle entre les courses est de 10 minutes, voire parfois de 5 minutes seulement. C’est ce qui fait dire à l’un des parieurs que la «riacha» tourne à plein régime pour déplumer les joueurs jusqu’au dernier dirham, d’où son appellation.

Au terme des neuf courses auxquelles nous avons assisté à l’Espace Beladi dans le cadre de notre enquête, un seul joueur a gagné 100 DH sur une mise de 120 (4 trios à 30 DH chacun). «Il arrive rarement qu’un joueur gagne 1000 DH», témoigne un client qui n’a pas arrêté de taquiner la serveuse pour bien montrer qu’il est un «ancien». En se perdant dans des calculs où l’addition la disputait à la multiplication, il estime à plusieurs millions de centimes les gains engrangés chaque jour par «les grosses têtes» des «riacha». En tout cas, pour lui, les gains ici sont supérieurs à ceux que peuvent générer la Sorec, la Loterie nationale et la MJDS réunies. Par «grosses têtes», il entend les employeurs des deux vendeurs de tickets. Ces derniers ne seraient que des «pions» servant de couverture aux vrais «riaches». Mais qui sont donc ces «grosses têtes» ?

Mystérieux gros bonnets

«Riacha» d’Espace Beladi n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de ces lieux de paris clandestins qui «tournent à plein régime» à Casablanca et ailleurs. Si, ici, on mise sur des chevaux, quelques encablures plus loin, à Hay Salama 3, un «casino des pauvres» était ouvert au coin du bloc dit Groupe E. Avant sa fermeture suite à une descente policière effectuée en septembre dernier, on y jouait à la roulette et à d’autres jeux de hasard non autorisés et «truqués», selon de nombreux témoignages concordants. Là aussi, la consommation de drogue faisait partie des habitudes de consommation, comme ont pu le relever les policiers. Le tenancier s’est enfui avant l’arrivée de ces derniers, confirmant qu’il y avait bien anguille sous roche.

Dans une autre descente, il a été procédé dans une «riacha» sise au Boulevard Akid Allam à l’interpellation de cinq individus qui étaient activement recherchés pour leur implication dans divers actes criminels. Non là de là, le 18 septembre dernier à Hay Moulay Rachid, pas moins de 35 individus ont été interpellés dans une autre «riacha». Là aussi, comme en plein centre-ville de Casablanca, tout près de la place Maréchal, dans un snack sis à Rue Abou Soufiane qui abritait dans son sous-sol une «riacha», on parle de «Riouss kbar» (Littéralement, grosses têtes) qui seraient derrière cette activité illicite. Sauf que personne ne semble pouvoir les identifier. D’où un grave danger.

Comme ont pu le montrer les enquêtes menées à travers différents pays du monde sur pareils lieux fortement générateurs de cash, les mafias, les trafiquants de drogue et les grands bandits, voire maintenant les terroristes, ne sont jamais loin. Or, au Maroc, les «riacha» semblent proliférer. Ils profitent de l’interdiction de la publicité des jeux de hasard légaux qu’impose désormais le gouvernement pour se mettre sur le même pied d’égalité avec la Sorec, la MJDS et la Loterie nationale. Les «ricaches» offrent même un avantage concurrentiel : aucune limite n’est imposée aux joueurs alors que les paris légalement autorisés promeuvent le jeu responsable, interdisent le jeu aux mineurs et ont certains garde-fous contre l’addiction. La Sorec, par exemple, limite le nombre de courses qu’elle organise au niveau national, contrairement à ce qui se fait dans d’autres pays comme la France notamment qui organise plusieurs courses par jour. Cette limitation se trouve contournée à cause des «riacha» branchées sur les courses françaises via Equidia. En faisant tout pour rendre «invisibles» les jeux de hasard légalement autorisés et dont l’Etat est le premier bénéficiaire, à coup de milliards de dirhams, le ministre de la Communication promeut, sans le savoir, les «riacha» et donc les «gros bonnets» que personne ne semble pouvoir encore identifier. Peut-être découvrirait-on un jour que des «Daeshistes» sont parmi les riches «riaches»…

A chaque ville ses «riacha»

Si à Casablanca, pour échapper à la vigilance des fins limiers, les «riacha» changent constamment d’adresse, n’étant que des locataires provisoires de certains cafés discrets, ailleurs, c’est la vigilance des citoyens (surtout de femmes voulant sauver les maris de la banqueroute totale) qui permet de contrer la prolifération de ce phénomène. Exemple, en janvier 2014, grâce à des plaintes déposées par des habitantes du quartier la Pergola à Dchira (Préfecture d’Inezgane-Aït Melloul), les enquêteurs sont tombés sur une américaine qui a «investi» dans une «riacha». Dans ses caisses, 40.000 DH ont été saisies séance tenante avec deux machines à sous. Cela montre que l’affaire de l’investisseur étrangère marchait comme sur des roulettes. En mai 2014, c’était à Marrakech que les «riacha» ont défrayé la chronique. Un café de «chicha» situé non loin du complexe culturel Bab El Khémiss, propriété d’un ancien élu local, servait de lieu pour des jeux de hasard illégaux. Ce sont des militants associatifs qui s’étaient mobilisés pour pousser les roulettes à s’arrêter de tourner et de ruiner ainsi jeunes et moins jeunes. D’autres «riacha» ont été démantelés de la même façon à Fès et dans d’autres villes du Royaume, ce qui prouve que le pays est en face à un véritable fléau. Interdire la publicité dans les médias des jeux de hasard légaux est loin d’être la solution pour l’éradiquer. Bien au contraire !