Jean d’Ormesson de l’Académie française : « C’est en renouant avec ses spécificités profondes que l’Afrique avancera vers une modernité qui n’est pas la nôtre »
Jean d'Ormesson

« Il a les yeux de Michèle Morgan et le nez de Raymond Aron », disait de lui Jacques Rueff qui le fit entrer il y a plus de soixante ans à l’Unesco. Né au XXème siècle, il semble vivre au XVIIIème. Jean d’Ormesson est plus que jamais un écrivain qui aime la vie et la littérature. A 91 ans, il publie chez Gallimard « Je dirai malgré tout que cette vie fut belle », une longue méditation sur le monde et la vie.

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Diriez-vous sérieusement que « cette vie fut belle » ?

Jean D’Ormesson : Ce qu’il y a surtout, c’est que je suis très gai dans un monde qui est très triste. Un principe m’a toujours guidé : pour dire les choses d’un mot, c’était le plaisir. Malgré l’actualité, malgré les massacres, malgré tous ces malheurs dont les pages des journaux sont pleines. J’ai eu de la chance. Je suis né dans un milieu privilégié à une période où le monde ancien ne se doutait pas encore de son inexorable engloutissement. Oui, je suis né dans une famille aristocratique où l’argent ne manquait pas. Oui, j’ai eu accès aux plus grandes écoles, aux meilleurs professeurs mais ce n’était déjà plus tout à fait un privilège. Aucun privilège non plus dans la période suivante où le monde s’est entretué entre Staline et Hitler au prix de 80 millions de morts. Vous savez, ce n’est pas la connaissance du monde qui m’a permis de vivre, de lire et d’aimer la vie : c’est son inquiète méconnaissance.

C’est aussi ce qui vous a poussé à vous intéresser à la politique, jusqu’à votre récent engagement pour les Chrétiens d’Orient ?

Je crois que le journalisme politique est peut-être une autre façon de servir l’Etat. C’était le sens d’ailleurs de mon appel en faveur des Chrétiens d’Orient. Leur sort inspire les plus vives inquiétudes. On ne compte plus dans l’ensemble du Proche-Orient, les enlèvements, les meurtres, les viols, les destructions d’églises, les déplacements massifs de populations qui sont sur place depuis deux mille ans. Cette lutte est à la hauteur d’une civilisation.

Quelles réflexions vous inspire l’actualité du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord ?

Je suis très pessimiste. Daech est un phénomène nouveau, une barbarie inouïe éclose dans une région déjà compliquée. Je suis frappé par la rapidité de leur expansion et par le fait que, comme trop souvent depuis plus d’un siècle, les chancelleries n’ont rien pu anticiper. Elles ont parfois empiré les choses. Aujourd’hui, l’Etat islamique a pris pied en Libye et menace de s’étendre sur tout le nord de l’Afrique. Tout est monstruosité et barbarie dans leur vision de l’Humanité. Ce n’est pas l’Islam. La civilisation musulmane a produit Ibn Arabi, Ibn Battuta, Cordoue, Damas ou Fès, des architectes, des professeurs, des poètes, des théologiens malékites ou soufis. Ce sont eux qu’il faut mettre en valeur, au sein même du monde arabo-musulman pour contrer la montée en puissance d’un certain nihilisme, d’une certaine pauvreté intellectuelle et culturelle. Tout cela Amin Maalouf l’explique bien dans « Les identités meurtrières ».

L’Occident est-il capable d’y apporter une réponse ?

Il n’a pas pris la menace au sérieux. Nous nous sommes arrêtés au bord des grands emportements et des grands drames de l’Histoire. Effet de l’instinct de conservation je suppose. Nous n’avons pas l’âme russe. Ils savent faire face aux « orages désirés » dont parle Ernst Jünger. Le drame de notre époque, du moins dans notre vieille civilisation européenne c’est que nous ne croyons plus en rien. A peu près tout s’est écroulé : les institutions, les nations, les religions. Il n’y a plus que deux seules choses qui sont indéniablement positives à nos yeux : la médecine et les communications. Ce sont des avancées considérables. Tout le reste a été fichu par terre par ce que nous avons appelé le Progrès. La famille est morte, l’éducation bafouée, la puissance dénigrée. La vieille Europe ne représente plus rien aux yeux des autres civilisations, notamment dans le monde arabo-musulman. Néanmoins, un sursaut est peut-être encore possible. Bernanos ou Morand en ont façonné les clefs.

Lors de l’élection d’Alain Finkielkraut à l’Académie française, vous avez plaidé pour la présence de l’Islam au sein de cette institution. Ce qui a surpris beaucoup de monde...

Et fait grincer beaucoup de dents ! J’ai une chance : dans ma famille, la Tradition se confond avec la Révolution. J’ai fait rentrer Marguerite Yourcenar au Quai Conti alors que personne n’en voulait. Absolument personne. Pas parce qu’elle n’avait pas de talent, simplement parce que c’était une femme. J’ai quand même réussi à faire prononcer dans l’hémicycle de l’Académie un mot incongru : « Madame ! ». De même, je plaidais pour Aragon qui était homosexuel, surréaliste et communiste mais qui était un immense poète. Aujourd’hui, je crois en effet qu’il serait bon d’élire un écrivain musulman de langue française. Le français est une patrie. Ramuz était Suisse, Simenon était Belge, Ionesco Roumain mais comme Senghor ou tant d’autres, ils contribuent à une même culture. Il y a dans la littérature arabe francophone un vrai vivier de talents et des œuvres considérables.

Pensez-vous que l’Afrique est en train d’accéder à la modernité ?

Avec l’UNESCO, je me suis beaucoup promené. On m’imagine bien entendu à Florence, à Rome, en Sicile, à Cnossos ou à Athènes, mais j’ai une grande affection pour le continent africain. Carthage, la vallée du Nil, Kairouan, les manuscrits de Tombouctou m’ont intrigué et fait rêver. Claude Lévi-Strauss et d’autres m’ont souvent parlé de l’originalité profonde de certains royaumes africains comme l’Empire Songhaï, le Royaume de Sokoto, les Massaïs, les peuples de l’Afrique des Grands Lacs, le Ghana ou les Touaregs. Je me suis beaucoup intéressé à la grande école d’art africain d’Ife au Nigéria : une des civilisations les plus originales d’Afrique noire. Je crois que c’est en renouant avec ses spécificités profondes que l’Afrique « avancera » vers une modernité qui n’est peut-être pas la nôtre. Il est même souhaitable qu’elle soit radicalement différente. Construire des villes, commercer, prendre part à la mondialisation en marche n’est que l’écume des choses. Une civilisation se mesure aussi à sa cohésion et à la vision originale du monde.