« À l’abri… de rien » de Fatiha Zemmouri

Coincé entre les murailles du Palais El Badii (Marrakech), l’énorme rocher de F. Zemmouri, à la fois insolite, menaçant et poétique, nous plonge dans une zone d’inconfort qui rappelle la fragilité de l’existence humaine.

 

Pour la 6e Biennale de Marrakech (24 février-08 mai 2016), l’artiste plasticienne présente une installation insolite au Palais El Badii intitulée À l’abri… de rien. Un énorme rocher, en polystyrène et en plâtre, semble coincé entre deux murs au bout d’un couloir étroit. Planant au-dessus des têtes, la pierre taillée rappelle une histoire ancienne et des temps géologiques lointains. Et en même temps, notre attention est projetée en avant, vers une issue potentielle, soudaine et affreusement proche.

 

Connue pour son intérêt prononcé pour la matérialité, F. Zemmouri dévoile ainsi via son roc monumental, une forme d’équilibre et de doute. Un rocher, qui par son équilibre instable, constitue à la fois un abri et un danger imminent, dans un monde menaçant où règnent violence et insécurité. Insolite par son emplacement et sa taille imposante, poétique par son aspect suspendu et menaçante par son caractère instable, la pierre sculptée de F. Zemmouri éveille en nous des sentiments ambivalents, enfouis et tiraillés entre force et fragilité.

En sculptant des matériaux brutes comme le bois, le charbon, le calciné, le polystyrène, la céramique, la porcelaine ou la résine, l’artiste les métamorphose sous l’épreuve du feu, questionnant ainsi leur puissance plastique et symbolique. Utilisant des matières qui absorbent la lumière et qui la révèlent en même temps, Zemmouri cherche à mieux comprendre les processus naturels en examinant la transformation de la matière. Usant des techniques comme la combustion et la cération, l’artiste expérimente une variété de matériaux pour créer des œuvres méditatives, poétiques alliant à la fois puissance et délicatesse et qui évoquent des notions comme la gravité, l’existence physique et l’alchimie. Ses œuvres originales ont intégré d’importantes collections publiques et privées à Casa, Rabat, Tanger, Marrakech et Paris, et l’été dernier, les Editions Dar El Kitab ont publié sa première monographie.

 À quoi pensiez-vous en réalisant cette œuvre ? En fait, par rapport à la taille du lieu (Palais El Badii), je voulais quelque chose d’assez conséquent, qui ne soit pas noyée par ces murailles et en même temps, un peu insolite et poétique. Quand je réfléchissais la pièce, c’était l’époque où on ressentait une menace permanente - justifiée ou pas-, de toute part, à cause des messages véhiculés quotidiennement par les médias et qui ne transcrivaient que violence et insécurité. J’ai voulu donc recréer cette zone d’inconfort et j’espère que les gens, en passant en dessous, auront vraiment l’impression que la pierre est en équilibre instable.

Pourquoi avoir choisi le concept de la pierre? Parce que la symbolique de la pierre brute pour moi est très importante, c’est une pierre dont la forme importe peu, mais qui contient en elle tous les germes du possible et tous les mystères de la création. En fait, on sait qu’à l’intérieur de cette pierre, se trouvent les pierres taillées qui vont construire les temples et les maisons qui font que les gens sont en sécurité. Ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir jouer sur ce sentiment d’abri, d’ailleurs, lorsqu’on le soleil tape le matin, on voit une grande zone d’ombre, donc, c’est quelque chose qui peut à la fois nous abriter et nous menacer ! Pour moi, c’est un peu à l’air du temps, de ce qui se passe en ce moment dans le monde. L’œuvre rappelle également la pierre noire comme symbole de croyances et renvoie dans un sens, au lien que nous tissons avec le religieux et le spirituel.

Quelle a été votre technique pour réaliser une œuvre de cette dimension ?  Vous savez, la pierre pèse 250 kg et mesure 7,40 m/2,5 m en largeur sur 1,70m en hauteur et ça m’a pris un mois et ½ pour la réaliser. Donc, ce n’était pas évident de monter une forme aussi grande et aussi lourde. La taille était calculée par rapport à l’espace entre les 2 murailles qui fait, à peu près 5 mètres, et comme la pierre est légèrement penchée, il a fallu que je calcule sa taille exacte par rapport à la pente. C’était un sacré challenge, parce qu’au départ, l’idée était là, on avait l’impression que tout était possible mais au fur et à mesure que le travail avançait, je me suis rendue compte de la difficulté qui jalonnait le parcours et dans la fabrication de la pierre et dans l’installation.

Justement, comment s’est faite l’installation ? On a beaucoup réfléchi sur la manière de la faire tenir parce qu’il fallait la bloquer entre les deux murailles pour qu’elle tienne. Je ne voulais pas qu’on voit un quelconque fil tendu, je voulais que le visiteur ait vraiment cette impression d’équilibre, donc, on a utilisé tout ce qu’il y avait sur place pour pouvoir la fixer, sans abîmer les murs. Mais déjà pour la transporter, ce n’était pas évident, comme je travaillais à Tahnaout, à une trentaine de km de Marrakech, le camion qui la transportait ne pouvait pas rentrer à l’intérieur, donc, il a fallu la soulever à la main, ça n’était pas prévu au départ, ça a été une véritable aventure humaine parce qu’il y a eu toute une équipe de professionnels qui m’ont aidé à la monter et la fixer.

J’imagine que ça n’était pas non plus facile de la sculpter ? Oui, c’était un véritable challenge pour moi d’obtenir cet effet surprise, j’ai dû la sculpter d’abord, puis la recouvrir d’un revêtement…mais je ne vous révèlerais pas mon secret de fabrication ! Au départ, je pensais que ça allait me prendre un laps de temps limité et au fur et à mesure que le travail avançait, je me suis rendue compte que c’était un chantier énorme et le temps prévu a été multiplié par trois !

 

*Du 24 février au 08 mai 2016 au Palais El Badii, Marrakech