La mort en martyr donne-t-elle un sens à une vie de délinquant ?

Les parcours sont souvent d’une assez navrante similitude entre délinquants avérés et djihadistes. Petits larcins, vols, car-jacking, braquages de plus en plus importants puis enfin de plus amples trafics pour financer une entreprise terroriste.

C ’est le parcours d’un Reda Kriket ou des frères Abdeslam. Des radicalisations rapides ensuite. Fêtards, trafiquants de cannabis et braqueurs à leurs heures, ils sont depuis l’enfance au contact des réseaux islamistes de Molenbeek, aux cotés d’Abaoud. Des hommes sensibles au prosélytisme, parfois influençables, et, pour certains en rupture avec la société. Des ingrédients qui ont aussi fait basculer les frères Kouachi, lentement mais sûrement.

Daniel Zagouri, psychiatre, explique : «Ce qu’il faut comprendre c’est qu’il s’agit d’un long processus de maturation, d’enchaînement séquentiel, qui va transformer un banal petit gamin de quartier en une espèce de robot tueur. Les frères Kouachi, orphelins, ont d’abord grandi en foyer en banlieue puis dans le 19ème arrondissement de Paris où ils ont côtoyé les salafistes de la filière des Buttes Chaumont.»

Ils ont développé une haine de la société, stimulés par un encadrement de plus en plus religieux.

Daniel Zagouri poursuit : «On a deux types de profils : ceux qui se radicalisent naïvement, par suivisme. La radicalisation n’est pour eux qu’un élément du décor délinquant. D’autres croient avoir trouvé leur voie. Ici aussi, l’opportunisme est essentiel : on accède plus vite à un poste en vue dans la galaxie mafioso-salafiste que dans les voies religieuses traditionnelles.»

Après on passe à un stade psychologique plus complexe. «L’idée de mourir en martyr est le fruit d’une sélection individuelle et d’un conditionnement collectif. Les séjours en Afghanistan ou en Syrie les auréolent d’une once de gloire dans des quartiers où les jeunes n’adhèrent plus ou n’ont jamais adhéré aux valeurs européennes traditionnelles. Au dernier stade, ces individus n’ont plus le choix. Dans leur for intérieur, ils savent que leur vie est foutue, ils sont en souffrance par rapport à leurs attentes initiales, ils sont en colère et frustrés de ne pas avoir pu satisfaire leur envie de richesse, de vie dorée, de ne pas avoir pu donner libre cours à leurs passions sexuelles ; il leur reste à sublimer leur vie par une sorte de dédoublement de personnalité. Ils cherchent alors une porte de sortie par le suicide médiatisé. Là on va «enfin» parler d’eux. C’est l’idéologie qui sous-tend cet acte, pas la religion. Religieusement, ils ne sont pas instruits. Mais, ils faut bien dire que ce ne sont pas des martyrs ; aux yeux des lois de l’islam ce sont des criminels.»

Un imam de Nanterre témoigne de son désarroi quotidien

Mohammed H., imam à Nanterre, explique les mécanismes socio-psychologiques auxquels il fait face dans l’exercice quotidien de sa charge : «Dans les prisons, puis dans les quartiers, la culture religieuse est très pauvre. Il s’agit plus d’une imprégnation de salafisme que de vraie lecture intériorisée du Coran. Il est difficile de séparer ce qui relève d’une culture musulmane et d’une dérive sectaire. Les jeunes salafisés rejettent tout autant l’apprentissage coranique que toutes les autres matières scolaires. L’effort de conceptualisation religieuse, l’exégèse, la rhétorique ne leur sont pas accessibles. De même que l’analyse d’un texte un peu complexe en français ou de simples abstractions mathématiques ou scientifiques.»

Les imams sont parfois poussés dans leurs derniers retranchements par des jeunes salafisés qui les accusent de n’être pas assez radicaux, de manquer de solidarité avec leur communauté. Mohammed H. reprend : «Il s’agit plus ici d’instinct grégaire, d’idolâtrie, de sacralisation de la violence puis de la mort, que de théologie. Il y a aussi cette manière de magnifier le paradis qui est un élément central du montage socio-psychologique. Lorsqu’on leur démontre les incohérences de leur raisonnement religieux, ils musclent leurs discours et leurs attitudes ; ils en viennent ainsi à rejeter l’enseignement de tel ou tel imam arguant du fait que celui ci n’a pas été choisi par eux mais par l’Etat, un Etat mécréant qui n’a aucune légitimité pour parler de l’islam. Ce sont des cas rares, extrêmes, mais qui ont un impact énorme sur les autres membres de la communauté ou du quartier. Les radicaux ont une influence et une image très forte sur les plus faibles, sur ceux qui doutent. Internet est un vecteur de croissance de ce phénomène : 80% des sites religieux arabes sont wahhabites. Ils sont à la fois vulnérables, violents et difficiles à encadrer.»

Certains imams sont perdus face à ce phénomène et ne savent plus vers qui se tourner.

«L’encadrement religieux public a disparu comme les autres représentations de la vie collective : les imams modérés sont décriés et rejoignent ainsi les profs, la police et les autres services publics comme les pompiers, les médecins etc., tout ce qui représente une autre autorité que la leur, dans la courte vue de l’instant présent ou des pulsions incontrôlées.»

Dossier « De la délinquance à Daech » L’Observateur du Maroc et d’Afrique n° 349 du 08 au 14 avril 2016