Maqamat Ibn al-Muqaffa’

Par Jamila Arif

Un lion écorche un loup pour se tailler une robe de chambre, une tortue rêve de parcourir le monde en volant, portée par deux canards, un renard flatte un corbeau pour lui dérober son fromage, un loup se déguise en berger pour tromper des brebis…et beaucoup d’autres situations extravagantes et amusantes reprises dans l'univers des Fables, où les animaux prennent la parole pour instruire l’homme tout en l’amusant..

Fiction, invention, voire mensonge, mais un mensonge qui dit la vérité, la fable est, par essence, universelle. Elle traite du monde en général et s’adresse à l’humanité toute entière. Ce genre consiste en un petit récit, parfois fantastique qui illustre une moralité en donnant la parole à des personnages imaginaires : animaux, objets, plantes, forces de la nature. Son objectif est d’instruire tout en amusant. Si le récit permet de séduire et de divertir, le but de l’apologue est d’instruire.

Ce genre qui remonte à la plus haute antiquité a longuement envahi la littérature, en tout temps et en tous lieux, tout comme l’épopée ou mieux encore, le théâtre et la poésie lyrique.

Parmi les fables qui ont marqué l’histoire de la littérature, le célèbre Kalila wa dimna qui a fait l’objet de maintes traductions, ou adaptations et de versifications en langue arabe. Le penseur Ibn al-Muqaffa’ est considéré comme le père de la fable arabe à travers l’introduction de ce livre écrit en prose dans un milieu où la poésie occupait un espace très large. Il l’a même placée au premier rang, dans une époque où la traduction a joué un grand rôle dans l'épanouissement de la culture arabe.

Ibn al-Muqaffa’ réalisa donc une traduction en arabe vers 750. Plutôt une adaptation conforme à ses préoccupations, étant premier grand prosateur de langue arabe et haut dignitaire du régime. Il consacra l’essentiel de ses écrits à l’éthique politique, sa conception du pouvoir et à l’Adab en général. En faisant parler deux chacals : Kalila et Dimna au long des 18 chapitres truffés d’anecdotes relatant des intrigues de la cour, il s’adresse aux humains en leur donnant des conseils et édictant des règles de conduite.

Dans ses ouvrages, Ibn al-Muqaffa’ analyse les échanges humains et s’intéresse tout particulièrement au langage, et à l’importance du silence dans l’acte de communication. Parmi ses principaux sujets de prédilection, le pouvoir. La réflexion d’Ibn al-Muqaffa’ s’articule autour de deux concepts clés, à savoir la raison et l’Adab. Pour lui, la raison est une faculté innée de l’homme, mais qui nécessite l’adab pour se révéler.

Son œuvre al-Adab al-Kabir (Le Grand Adab) s’inscrit dans le genre qui remportera un grand succès dans la littérature occidentale du Moyen-âge, celui du Miroir des Princes. C’est un des genres où Ibn al-Muqaffa’ se distinguera le plus. Il inventa le principe qui consiste à écrire à un destinataire réel ou fictif pour lui faire part de ses conseils dans divers domaines. (Le genre est appelé risâla : épître).

Dans ses autres ouvrages, Ibn al-Muqaffa’ traite explicitement de la politique, l’organisation administrative (impôts) et militaire, les institutions religieuses mais surtout du rôle du « Prince » (en l’occurrence le calife al-Mansur) ainsi que celui de son conseiller. Il évoque aussi des problèmes sociaux tels que la corruption. Quoiqu’il en soit, la question du pouvoir reste essentielle dans tous ses écrits.

Dans l’une de ses citations qui représente pratiquement le résumé du livre, Ibn al-Muqaffa’ insiste sur l’importance de la science en lien avec l’action. Simple et courte, voici ce qu’elle dit : « Il n’y a de science complète qu’en action ». Cette citation, et celles qui lui sont semblables, font écho au reste de l’œuvre du penseur car tout son projet se focalise sur la nécessité de concilier l’action et le savoir.

Mais l’homme s’adresse à l’homme à travers la voix de l’animal, et celui-ci cache sa vraie identité par delà sa présence physique. C’est à travers la parole que l’animal confirme sa présence et remplace l’absence de l’homme. Ne pouvant pas dévoiler ses critiques d’une manière directe, l’homme se sert de la bête comme refuge pour atteindre cet objectif. Ce qui confère à l’animal une aura faite de courage et de franchise.

Aujourd’hui, la fable (aux allures théâtrales) n’a rien perdu de son « actualité ». Lorsque l’on se penche sur les discours politiques actuels qui ont tendance à se mélanger aux allégories animales, le message est certainement brouillé. Et on n’a droit ni au divertissement, ni à la séduction ni à l’instruction à la fin du conte.

Dans le bestiaire politique, l'animal envahit le discours, ainsi les contes remplacent les comptes, la (b)surdité l’emporte sur l’acuité auditive. La grenouille en sait quelque chose.

Les crocodiles dévorent le discours rationnel et ses réformes, broient les chiffres et les statistiques…Si la fable de Cérès ne porte pas en elle de sens précis, elle est racontée uniquement dans le but d'attirer l'attention. Le pouvoir de la fable semble donc n'être que passager. Elle n'a pour rôle que de précéder des discours plus sérieux. Alors où est le discours ?

Belle lecture !

Paru dans L’Observateur du Maroc n°205 english russian dictionary