Kian Azadeh, sociologue : « En Iran, même les ultraconservateurs ont changé »

Professeure de sociologie Azadeh Kian dirige, depuis 2007, le Centre d’enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes (CEDREF) de l’université Paris-Diderot. Elle a déjà publié de nombreux ouvrages sur l’Iran dont « L’Iran : un mouvement sans révolution ? La vague verte face au pouvoir mercanto-militariste » et « La République islamique d’Iran. De la maison du Guide à la raison d’Etat ». Connaissant donc bien l’Iran d’aujourd’hui, cette sociologue franco-iranienne est aux faits des réalités du pays, même les moins visibles.

L’Observateur du Maroc et d’Afrique : Une de nos reporters a constaté que le « printemps persique » se fait en silence, à travers les expressions artistiques. Cela veut-il dire que l’Iran ne sera jamais le pays des mouvements sociaux ?

Kian Azadeh :  C’est aussi une sorte de mouvement social qu’ont effectué les Iraniens en votant et en revotant pour Hassan Rohani. Son élection en 2013 et sa récente réélection dès le premier tour sont une cristallisation des revendications de 2009 et du mouvement vert appelant à la démocratie, à l’ouverture, à l’émergence de la société civile, etc.

La prise de pouvoir par les modérés change-t-elle quelque chose dans le camp des ultraconservateurs ?

C’est intéressant de relever que lors des dernières élections, même l’ultraconservateur Ebrahim Raisi, rival de Rohani, s’est payé les services d’une DJ, je dis bien une femme DJ, pour attirer les jeunes. C’est la première fois que je vois cela dans une campagne électorale chez les ultraconservateurs. Raisi est aussi allé chercher un chanteur de musique underground qu’il avait lui-même interdit à un certain moment pour tenter de renverser la vapeur électorale, sans y parvenir. Donc, le changement est là. Toutefois, le risque est de voir les électeurs, qui ont porté les modérés au pouvoir, non pas se radicaliser en ne voyant pas l’économie décoller puisque les investissements étrangers n’arrivent toujours pas, mais se dépolitiser. C’est ce qui pourrait rouvrir la voie aux ultras.

Quelle est la place aujourd’hui d’Internet et des réseaux sociaux dans la vie des Iraniens ?

C’est une place centrale. Je rappelle que les réseaux sociaux ont joué un rôle prépondérant dans l’élection de Rohani. Ce dernier a même reconnu qu’il a réussi grâce à ces nouveaux canaux et a remercié pour cela les acteurs locaux actifs dans les réseaux sociaux. Cela montre la force du virtuel face à la radio et à la télévision qui restent aux mains des ultraconservateurs. Il faut savoir que c’est le guide suprême, Ali Khamenei, qui nomme les directeurs de la radio et de la télévision officielles. Il faut savoir aussi, selon des chiffres officiels, que 80 % des Iraniens ont accès à Internet, malgré l’existence des filtres. Mais on sait bien que les internautes parviennent toujours à les contourner.

Après les derniers attentats, la pression exercée sur le président iranien, Hassan Rohani, pourrait-elle déboucher sur le retour de l’aile dur dans le pays ?

Les modérés, avec Rohani à leur tête, sont pour l’ouverture et pour l’apaisement avec l’Arabie saoudite. Ils sont pour des solutions aux divers problèmes posés sur la base du dialogue et non de la confrontation. A l’opposé, il y a des radicaux, notamment les ultras qui se trouvent aussi au sein des pasdarans, qui pointent du doigt le président en tentant de lui faire endosser la responsabilité des derniers attentats, l’accusant de laxisme. Malgré tout, même si la situation est conflictuelle en Iran, certains responsables dans le pays, y compris quelques gardiens de la révolution, ont appelé à la solidarité nationale face aux groupes terroristes. Cette solidarité, ajoutée à la sympathie dont jouit Rohani auprès de la jeunesse iranienne, préserve le pays du retour des faucons.

L’Iran tente d’imposer sa suprématie au Moyen-Orient en s’invitant dans la crise du Golfe, par exemple. Cela ne risque-t-il pas de diaboliser davantage le pays des Mollahs aux yeux des sunnites ?

Il y a, en effet, une tension palpable et les djihadistes qui ont frappé l’Iran voulaient profiter de ce contexte. Leur but était justement de pousser chiites et sunnites à la confrontation et d’essayer de provoquer un conflit à l’intérieur même de l’Iran qui compte environ 13% de sunnites. Jusqu’à présent, ce stratagème n’a pas marché. Je rappelle, à titre indicatif, que le taux de participation des sunnites iraniens lors des dernières élections était vraiment très élevé, même beaucoup plus élevé que chez les chiites. En ce qui concerne le conflit Arabie saoudite-Iran, en particulier, je l’ai toujours dit, ce n’est pas un conflit entre chiites et sunnites, mais plutôt entre deux puissances de la région.

Que décidera l’Iran face au durcissement de ton de Donald Trump ?

Fort heureusement, face à Donald Trump, l’Europe essaye maintenant de marquer sa position en tenant à l’accord déjà conclu sur le nucléaire iranien. Le président Macron, par exemple, mais aussi les autorités allemandes, italiennes, etc. ont appelé Rohani pour lui signifier leur soutien. Donc, sur ce plan, on ne s’attend pas à un quelconque changement.

Qu’est-ce qui pose alors problème ?

Le vrai problème c’est que les États-Unis continuent d’imposer des sanctions et viennent même de les aggraver. Cela veut dire que le système bancaire iranien reste toujours touché par les sanctions américaines et que les sociétés européennes qui veulent aller investir plus de 20 millions de dollars par an en Iran auront peur d’être, elles aussi, sanctionnées par l’Administration américaine. C’est ce qui fait que l’Etat et la population iranienne ne ressentent pas encore les retombées positives sur l’économie du pays dudit accord.  Cela durera tant que la levée des sanctions n’est pas encore effective. L’Iran a besoin de 200 milliards de dollars d’investissement par an pour mettre de l’ordre dans son industrie et plus largement dans son économie, pour pouvoir créer suffisamment d’emplois. Pour ce faire, les Iraniens comptaient sur les investisseurs européens, voire états-uniens, mais ceux-ci tardent à venir. C’est là où réside le vrai problème et pas ailleurs. C’est un argument de plus que tentent d’exploiter les ultras conservateurs contre Rohani. Ce n’est pas pour autant que ce dernier est affaibli, surtout que l’arrivée de Trump est en train de créer une Europe forte. Ce bloc est susceptible de contrer les agissements de l’administration américaine actuelle.

Face à tous les problèmes géostratégiques de l’heure, comment voyez-vous les perspectives des relations maroco-iraniennes ?

Quoi qu’on dise, ces relations ont commencé à aller mieux sous Rohani. Un début de dégel se faisait sentir au niveau diplomatique. Maintenant, avec la crise du Golfe persique, c’est difficile d’espérer qu’un certain nombre de pays, qui sont plutôt proches de l’Arabie saoudite comme le Maroc ou l’Égypte par exemple, puissent normaliser leurs relations avec l’Iran. Il n’empêche, pour contrer les agissements de Daesh dans la région et pour qu’il y ait une réflexion d’ensemble en vue de résoudre les conflits régionaux, l’Iran et l’Arabie saoudite doivent se parler. On ne peut que l’espérer. Du reste, je ne vois aucune raison pour que les Iraniens et les Marocains ne puissent pas s’entendre.


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